Seconde version publiée en 2013 sur le madtelier d'écriture.
Partie de chasse dominicale
Le fond de l’air est
frais en ce mois d’octobre. Mais peu importe, mon métabolisme ne craint
pas les variations de chaleur. Le sang sur mon visage et ma combinaison
commence à sécher, souvenir de ma quatrième victime. Elle était bien
trop proche de moi pour que je puisse dégainer mon fusil, peu adéquat
pour un tir à bout portant. Je l’avais donc attendue, couteau à la main,
caché derrière un arbre. D’un simple bond à son passage j’avais réussi à
l’immobiliser avant de faire doucement glisser ma lame aiguisée le long
de son cou. Il n’avait fallu que quelques instants pour que son sang ne
submerge ses poumons et qu’elle ne rende son dernier soupir dans un
râle chargé d’hémoglobine.
Je ne chasse que pour
le sport, le plaisir de la traque. J’ai bien goûté la chair de l’animal
lorsque j’en avais abattu un la première fois ; mais qu’elle soit crue
ou cuite, sa viande avait un goût infect, de toute évidence impropre à
la consommation. Je me contente donc d’un petit trophée pris sur chaque
dépouille, pour garder le décompte de ma partie de chasse. Je pourrais
prendre une tête et la faire empailler pour décorer mon antre mais je
trouve cette bête particulièrement hideuse et ne désirerais pas voir un
tel visage, à quelque heure de la journée. Je me contente d’un petit os,
la dernière phalange du cinquième doigt de la main, que je dépiaute
avec mon couteau pour en retirer la chair qui ne demande qu’à pourrir
une fois séparée du reste du corps. Si la viande est peu goûteuse, je
trouve le sang loin d’être désagréable en petite quantité et je lèche à
chaque fois celui-ci sur ma lame avant de la ranger dans le fourreau à
ma ceinture.
Le coin est
sympathique : Les branches dansent au rythme du vent, semant dans une
pluie ocre les feuilles qui viennent délicatement former un tapis au
sol. Ce dernier amortit chacun de mes pas et me permet d’approcher le
gibier sans qu’il ne risque de s’enfuir en entendant mon approche. La
musique tout en bruissements de la forêt semble de nature à apaiser la
faune locale qui se laisse abattre sans la moindre résistance, comme si
cette mélodie endormait leur instinct de survie. La chasse en est
presque ennuyeuse, trop facile pour un chasseur expérimenté tel que moi.
S’il y a peu de chance que je revienne à nouveau ici, il n’est pas
exclu que j’en touche un mot à mon club de chasse, ce terrain ferra un
parfait lieu pour entraîner les débutants.
Je m’avance à pas
feutrés, toujours à couvert des branches jusqu’à un amas de fougères au
bord d’une allée de terre. Un couple et sa progéniture se profilent à
l’horizon et je m’installe confortablement, à plat ventre, le canon du
fusil au ras du sol, caché par les fougères ; il s’agit d’une prise à ne
pas manquer. Je vérifie le chargeur de mon arme, un fusil à visée
optique avec un silencieux.
Le mâle est sans doute
un mâle alpha vu sa carrure, des épaules larges, une démarche assurée et
un regard droit devant lui. La femelle aux mamelles généreuses garde un
regard affectueux et protecteur sur sa petite qui batifole quelques
mètres devant sur un engin à roues. Cette dernière est menue, les
cheveux attachés en deux couettes, pédalant gaiement, un sourire fixé
aux lèvres. C’est à ce moment que je repère un quatrième animal, d’une
taille moindre, recouvert de fourrure et tenu en laisse par la femelle
du groupe.
C’est le chien qui sent
ma présence le premier, alors que sa maîtresse tente de calmer son
excitation. Il est bizarre de remarquer que, quelle que soit la planète,
l’instinct de survie semble être inversement proportionnel au niveau de
développement technologique. Les humains soi-disant intelligents et
évolués continuent à ignorer le danger de ma présence tandis qu’un
animal aussi primitif que leur canidé est capable de sentir la menace
qui pèse sur eux.
Difficile de se décider,
j’hésite sur la stratégie à adopter. La logique du chasseur voudrait
que j’abatte directement le mâle dominant qui représente en théorie la
plus grande menace. Mais je commence à saisir un peu mieux le contour du
comportement humain et il y a peu de chance qu’il soit vraiment
dangereux. J’opte finalement pour une stratégie audacieuse mais bien
plus ludique : instiller la terreur au risque de voir une proie
m’échapper. Jusqu’à maintenant tout s’est toujours passé trop vite pour
que mes victimes réalisent ce qui leur arrivait ; étudier leur
comportement face au danger avéré pourrait se révéler riche
d’enseignements.
J’aligne dans mon
viseur la roue avant du vélo et tire mon premier coup. Transpercé d’une
balle le pneu éclate et vient se coincer entre les rayons de la roue,
ayant pour effet de la bloquer net. La fillette se retrouve propulsée,
la tête par-dessus le guidon, la surprise sur son visage se teintant
rapidement d’appréhension à mesure que le sol se rapproche de celui-ci.
Si seulement j’avais eu l’idée de prendre une caméra pour immortaliser
cet instant et pouvoir me le repasser au ralenti ! Ses dents viennent
heurter le sol dans un claquement sec avant que le reste du visage ne
vienne râper le sol fait de terre et de petits cailloux. Le reste du
corps suit de près, s’affaissant mollement, comme une poupée de chiffon.
Il y a eu un petit
moment de flottement, comme si le temps s’était suspendu un instant pour
se remettre du choc, avant qu’une complainte stridente, faite de
hurlements pleurnichards, ne s’élève du petit corps qui s’agite
désormais de soubresauts. Au moment où je retire l’œil du viseur pour
embrasser toute la scène de mon regard, les deux parents se sont déjà
mis à courir en direction de l’enfant. Ils ne se doutent toujours de
rien, le silencieux de mon fusil ayant réduit suffisamment le bruit de
la déflagration pour qu’elle soit assimilable à l’explosion du pneu du
vélo. Seul le chien n’est pas dupe, grognant dans ma direction, tirant
sur la laisse qui le retient de me sauter dessus, essayant d’attirer
l’attention de ses maîtres. Mais ceux-ci sont trop accaparés par leur
fillette blessée pour s’occuper d’un animal réclamant de l’attention au
moment qui semble le plus inopportun.
Je retiens ma
respiration au moment de presser la détente afin de garder une
trajectoire parfaite. Le turbulent animal pousse un petit jappement
avant de tomber délicatement sur le flanc, le bruit de la chute presque
entièrement amorti par le pelage de la bête. C’est probablement
l’absence de tension sur sa laisse qui attire l’attention de sa
maîtresse jusque-là focalisée sur sa fille. L’homme suit le regard sa
femme et découvre presque en même temps qu’elle le cadavre de leur
animal de compagnie. Le doute est désormais évanoui, ils savent qu’ils
sont chassés et l’attente de leur réaction est un stimulant puissant ;
je suis excité d’enfin découvrir quelle va être leur réaction.
L’homme vient de se
redresser brusquement ; ses jambes flagellent et il balaye nerveusement
les alentours du regard. Je peux lire sans difficulté l’angoisse et
l’indécision dans son regard. À la simple façon dont le corps du chien
est disposé, n’importe quel être se prétendant intelligent aurait dû
déduire l’origine du coup de feu ; mais, comme je m’y attendais, il est
dépourvu de toute jugeote et continue de fureter à la ronde du regard,
complètement immobile, faisant preuve encore une fois de l’absence
complète d’instinct de survie chez cette espèce.
La femme, quant à elle,
semble un peu plus apte à la survie. Mais peut-être est-ce plutôt
l’instinct maternel que celui de survie qui la pousse à agir. Quoi qu’il
en soit, tandis que son compagnon était resté figé, elle avait attrapé
sa fille dans ses bras et s’était mise à courir pour s’éloigner le plus
loin possible du danger. Note pour plus tard : les femelles de cette
espèce, tout du moins celles ayant déjà procréé, sont des cibles bien
plus palpitantes, contrairement aux mâles qui apparemment ne
représentent aucun challenge. Puisque le mâle semble attendre calmement
la mort là où il se trouve, j’oriente ma ligne de mire vers la fugitive
avant qu’elle ne soit définitivement hors de portée.
Un nouveau coup part,
avalant la distance me séparant de la femme en un instant. La balle se
fiche dans son mollet et, entraînée par son élan, elle s’écroule au sol,
uniquement amortie par le corps de sa fille qu’elle tenait dans les
bras et qui s’est retrouvée coincée entre sa mère et le sol. Dans une
série de sanglots, elle entreprend de poursuivre sa fuite coûte que
coûte, se traînant au sol en tenant sa fille inconsciente, ou déjà
morte, d’un bras. Une dernière balle dans la nuque met fin à sa vaine
tentative au milieu de l’allée dont la terre commence à se teinter de
rouge.
Le regard de l’homme a
cessé d’errer, il est désormais fixé dans ma direction. Il ne fait aucun
doute qu’il a parfaitement entendu le cliquetis de la culasse, tout
comme celui de la détonation malgré la présence du silencieux. Alors que
je m’attendais à une charge haineuse et désespérée il n’en est rien. Il
reste là, résigné, presque stoïque. Tout d’un coup, il tombe à genoux
et fond en larme. Toute la faiblesse de son espèce se lit dans sa
détresse, il ne luttera pas pour survivre. Il ne cesse d’implorer ma
pitié entre deux sanglots, mais il ne la mérite pas ; seuls les vrais
guerriers qui ne la demanderont sous aucun prétexte la méritent. Je me
redresse de ma cachette et m’avance à découvert, pour qu’il puisse voir
mon visage, le visage de la mort.
Je pense avoir fait le
tour de cette planète, métaphoriquement bien sûr. La partie de chasse
est sur le point de s’achever avec cette dernière cible. Je vais pouvoir
retourner enfin chez moi, retrouver ma femme et mon fils. Même si une
dizaine d’humains ne représente pas un trophée exceptionnel, je sais
qu’ils seront fiers de moi. Cela fait partie du rôle d’éclaireur, on
peut tomber sur une planète dangereusement hostile qui ne sera réservée
qu’aux chasseurs les plus aguerris. Et on peut débarquer comme ici sur
une charmante et pittoresque planète sans réelle challenge et qui sera
probablement classée tout en bas de l’échelle des coins de chasse
potentiels. Un terrain pour débutants sur lequel j’amènerai probablement
mon fils pratiquer. Il sera bientôt en âge de passer le rite
d’initiation et j’ai déjà repéré le fusil qui ferait un parfait cadeau
pour son anniversaire à venir.
Je m’approche de ma
dernière victime jusqu’à me trouver à un pas de lui. Il lève la tête
dans ma direction et derrière le flot de larmes j’entraperçois une lueur
d’incompréhension. D’ailleurs il finit par réussir à exprimer cette
incompréhension en hoquetant cette question formée d’un simple mot
« Pourquoi ? ». Il n’obtiendra comme seule réponse que le glissement de
ma lame sur sa gorge.
Étrange ce besoin de
justification. En quoi la connaissance de mes motivations aurait changé
quoi que ce soit pour lui ? Il se serait vidé de son sang comme un porc
de toute façon. Est-ce qu’il espérait que cette simple question me
pousserait à m’interroger sur mes motivations et pourquoi pas à lui
laisser la vie sauve ? C’était futile. Je sais très bien pourquoi je
chasse, c’est tout simplement ma nature, la seule chose pour laquelle je
sois fait et la seule chose pour laquelle je sois doué ; pas seulement
doué, le meilleur. Je garde à chaque fois ancré dans ma mémoire la
montée d’adrénaline de la traque, le cœur qui s’accélère quand la cible
est dans le viseur, le triomphe de voir celle-ci s’affaler au sol,
vaincue. Et puis aussi la redescente que je commence à ressentir, quand
la chasse est finie et que je regagne serein mon vaisseau, cette
plénitude enfin atteinte.
Je me mets en quête de
mon vaisseau, il me reste une sacrée route à parcourir à travers les
étoiles pour regagner mon chez-moi. Étonnamment je ne me rappelle pas
clairement où je l’ai garé. Habituellement je n’ai jamais ce genre de
problèmes, c’en serait presque inquiétant. Allons, je vais revenir sur
mes pas et je finirai bien par le trouver, il ne peut pas être bien
loin.
***
Extrait du journal télévisé du 12 janvier 2015 :
« Les experts
psychiatriques ont rendu leurs conclusions dans l’affaire du chasseur
fou qui a été déclaré irresponsable et sera interné dans un hôpital
psychiatrique. Rappel des faits : il y a de cela trois mois, ce
chasseur, père de famille, avait tué sa femme et son fils avant de s’en
prendre à des promeneurs, faisant huit victimes supplémentaires et une
fillette de cinq ans grièvement blessée. Des actes de mutilation et de
cannibalisme étaient également retenus contre lui, ainsi que le meurtre
d’un chien. Il avait été retrouvé couvert de sang, errant en bordure de
forêt, ne semblant pas se souvenir du moindre de ses actes. Reconnu
schizophrène, il est apparu durant l’enquête qu’il était persuadé être
un predator, un des extraterrestres imaginés dans le film de
science-fiction du même nom. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire