mercredi 10 août 2016

Le Rapport du Veilleur

Nouvelle publiée initialement en 2014 sur le madtelier d'écriture.
Re-publiée en CC0 pour le Ray's Day 2015.

Le Rapport du Veilleur


Tout le monde attend mon rapport. Le Rapport. Pas celui avec une minuscule que je rends tous les soirs. Non, celui avec une majuscule qui sera mon dernier.
 Toute la population de la planète attend le Rapport depuis des générations. Le mien ou celui d’un de mes collègues. Je ne suis pas le seul veilleur de jour. Mais dans mes rêves c’est toujours moi qui rédige le dernier, le Dernier, lui aussi avec une majuscule. Et ensuite je pourrai mourir tranquillement, jeune comme tous les veilleurs qui se sont succédé depuis des générations, depuis que l’homme a mis le pied sur la planète, quittant un berceau mourant pour un nouveau foyer mortel.

Le Nouvel Espoir est arrivée en orbite de la planète il y a plusieurs siècles. À l’époque son nom n’était pas ironique et le vaisseau spatial n’avait pas encore hérité du sobriquet d’Espoir Déçu. Les survivants de l’humanité cherchaient une planète de type tellurique, dans la zone d’habitabilité de son étoile. Ils l’avaient trouvée. Ils espéraient qu’ils pourraient s’installer à sa surface pour vivre... on ne gagne pas à tous les coups.
 Le soleil était trop puissant, l’atmosphère trop ténue. Les raisons étaient nombreuses mais la conséquence était unique : les radiations à la surface étaient trop fortes et mortelles en cas d’exposition prolongée. L’installation d’une colonie comme initialement envisagée était donc exclue.
 Dans un premier temps l’humanité était retournée à son sommeil cryogénique, ils avaient déjà dormi quelques siècles, ils en ajouteraient quelques-uns supplémentaires. Presque cinq cents ans en tout. Mais les réserves d’énergie du vaisseau resté en orbite n’étaient pas inépuisables, et hommes et femmes durent s’éveiller une seconde fois. C’est de là que vient l’expression de « second éveil » pour les lendemains de fête, désabusé, la tête douloureuse et les jambes lourdes.
 L’espoir était revenu. Les scientifiques avaient analysé les relevés que leur dortoir orbital avait enregistrés au cours des siècles passés. Le soleil mourait et tout le monde s’en réjouissait ; en vieillard à l’aube de sa vie, sa vigueur déclinait. Et l’humanité ne mourrait pas. La surface lui était encore inaccessible pour plusieurs siècles, mais ils pouvaient creuser, mettre des dizaines de mètres de terre, de roche et de métal entre leur future cité et l’extérieur inhospitalier. Trogloville naquit au cœur d’une montagne, des débris récupérés de l’Espoir Déçu qui n’était plus d’aucune utilité à ses habitants.

Les scientifiques l’ont prédit : le soleil meurt lentement, le jour où la surface sera viable arrivera et durera quelques millénaires. Mais l’humanité doit se terrer sous des kilomètres de roche en attendant ce jour. Une immense station d’observation a été créée en surface, chargée de surveiller les champs de panneaux solaires alimentant la cité, les forêts transgéniques plantées pour augmenter l’oxygène de l’atmosphère et la couche d’ozone, mais surtout pour tous les capteurs indiquant le niveau d’habitabilité de la surface.
 Mais nous n’avions pas le matériel adéquat ni l’expertise pour automatiser la surveillance. Le corps des veilleurs de jour a donc été créé dans ce but : garder la station, régler les appareils et relever les données. Quand les techniciens viennent intervenir sur les installations pour réparer, ils ont des combinaisons anti-radiation. Les précurseurs ont pensé que les veilleurs pourraient en faire de même. Les combinaisons se sont vite révélées un inconvénient insurmontable, handicapantes pour le travail, limitées en eau et en oxygène et surtout rapidement transformées en étuve ; les tours de surveillance nécessitant plusieurs heures, les malaises étaient monnaie courante. Les combinaisons furent abandonnées avec la santé des veilleurs.
 À travailler des heures à la surface, on meurt tôt, souvent après une maladie douloureuse ; et on devient rapidement stérile. Pourtant les volontaires ne manquent pas, il y a même trop de candidats pour ce long suicide. Des psychologues étudient le phénomène et rivalisent de théorie sur le rôle expiatoire du sacrifice. Peut-être ont-ils raison. Ou peut-être sont-ils à côté de la plaque. Peut-être que chacun d’entre nous a une raison différente qui n’a rien de culturelle. Je pense que j’étais juste un peu claustrophobe et je ne regrette pas d’avoir troqué des années de vie contre des journées à l’air libre.

Maintenant nous rêvons tous du Rapport, écrit de notre main. Je doute que ça hantait les pensées des précurseurs il y a quelques siècles, mais maintenant que les aiguilles semblent sur le point de quitter la zone rouge, l’instant semble de plus en plus imminent : tout à l’heure, demain ou dans deux mois. En tout cas les projections scientifiques le prévoient pour l’année, sans autre possibilité de précisions.
 En débutant il y a dix ans je ne pensais pas connaître ce moment historique de mon vivant. Le rêver oui, mais pas le penser. Désormais ce rêve est réalité, alors le Rapport est devenu le nouveau rêve de tous les veilleurs : devenir ce héros dont on citera le nom dans tous les manuels d’histoire, à qui on dédiera poèmes et odes, à la gloire de qui on érigera des statues – pas les statues millénaires de la cité, une statue qui connaîtra l’érosion du vent et les déformations du temps nécessaires à la formation d’une légende.
 Je pourrai le vivre. Pas en pleine forme, à une trentaine d’année mon organisme commence à connaître des ratés et je ne verrai sûrement pas mes quarante ans. Les premiers mourraient après seulement cinq années de service et peu étaient ceux à avoir atteint l’âge que j’ai. Les choses vont de mieux en mieux.
 J’essuie mon front avec mon mouchoir puis étouffe une quinte de toux dedans et le macule de mucus rougeâtre. Ils pourront écrire ça dans leurs hymnes : « Il a donné sa sueur et son sang à l’humanité ». Il est probable qu’ils écrivent ça à propos d’un autre et que je tombe dans l’oubli mais l’espoir fait vivre, paraît-il.

Pendant que les autres vivent à un rythme artificiel sous des lumières qui le sont tout autant, ma vie est dictée par le soleil, à un rythme naturel sous une lumière qui l’est tout autant. Je vivrai deux fois moins longtemps que la plupart d’entre eux, mais chaque minute me semble plus intense que chacune de leurs heures, quelle que puisse être la douleur physique.
 Je suis un veilleur de jour, je ne suis pas un sacrifié, je suis un privilégié. Et un jour si la chance est avec moi je serai Le Veilleur de Jour, celui avec une majuscule, pas l’anonyme avec minuscule que je suis encore.
 Il faut que je surmonte cet état permanent de second éveil et survive encore un peu...

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