jeudi 18 août 2016

Johnny I hardly knew ye

Nouvelle publiée en CC0 à l'occasion du Ray's Day 2014 (before it was cool... non c'était cool dès la première édition).

Et j'en profite pour annoncer que j'ai publié toutes mes nouvelles déjà disponibles en ligne... Les prochaines publications seront donc des nouvelles que je libérerai en CC0 à l'occasion de la troisième édition du Ray's Day (ce lundi). Ensuite je ne sais pas si je publierai beaucoup, n'étant plus productif et ayant fait le tour de mes nouvelles "publiables" (donc j'ai pas ressorti les merdes illisibles de débutant), mais en faisant le tri je trouverai peut-être...

Johnny I hardly knew ye


Laissez-moi vous raconter mon histoire : elle débute à la sortie d'un hôpital et s'achève par des funérailles, un peu comme la vie mais en plus court. Deux événements séparés de moins de trois semaines qui scellèrent la vie militaire d'un jeune soldat à qui la vie avait probablement trop sourit ; il s'appelait Johnny et n'eut jamais l'occasion d'être plus qu'un figurant. Mais tout d'abord il est nécessaire en préambule d'expliquer un peu le contexte et la raison qui me virent rejoindre ce lit d'hôpital.
Nous venions de remporter la première bataille de Kawelin, dans le système d'Elidon, quelque part dans la galaxie – difficile d'être plus précis, je ne suis pas astrogateur. Le Saint-Patrick avait été envoyé avec le Washington pour écraser la rébellion kaweline dans l'œuf – difficile de préciser le contexte de la révolte, je ne suis pas politologue. Après de longues minutes de feu nourri des artilleries lourdes sur le satellite de défense kawelin et sur leurs croiseurs, l'amiral O'Keefe, en concertation avec l'amiral Hall du Washington, avait lancé les premières vagues de chasseurs. Je me lançai donc à la tête de mon escadrille pour une série de manœuvres visant à mettre hors d'état de nuire les forces adverses tout en limitant au maximum les dégâts. Il fallait mater la rébellion mais endommager le moins possible les infrastructures de la planète en prévision du moment où serait restaurée l'autorité impériale.
Les rebelles n'avaient pas tardé à envoyer leurs propres chasseurs en interception. Le rapport était de cinq contre trois en notre faveur. Suffisant pour espérer atteindre la plupart de nos objectifs ; trop juste pour espérer s'en sortir sans casse.

While goin' the road to sweet Athy, hurroo, hurroo
While goin' the road to sweet Athy, hurroo, hurroo
While goin' the road to sweet Athy
A stick in me hand and a tear in me eye
A doleful damsel I heard cry,
Johnny I hardly knew ye.

Je suis en formation avec Keenan à ma droite et Craig à ma gauche, Irish Rasta entouré de Bear et Mimi se tient sur nos arrières afin de les couvrir. Pendant que les yanks se chargent des chasseurs lancés à notre rencontre, notre objectif est le satellite de défense. Malgré les tirs d'artillerie, leurs batteries continuent de nous canarder. Ça tire dans tous les sens mais, comme souvent dans ce type d'affrontement, peu de tirs font mouche. Mais le but est rarement de descendre un maximum d'ennemis comme le pensent la plupart des bleus désirant se faire un tableau de chasse. C'est comme une partie d'échec : les tirs servent à faire barrage, pousser l'adversaire à la faute, l'obliger à abandonner son objectif. Et là les objectifs sont clairement définis : nous devons faire sauter les batteries de défense, les Kawelins doivent nous en empêcher et les yanks doivent les empêcher de nous en empêcher ; de leur côté, les escadrilles restantes du Saint-Patrick se chargent des croiseurs ennemis, endommagés mais pas encore hors-service. Le principal danger pour nous reste ces batteries de défense du satellite dont les obus à fragmentation peuvent percer la coque de nos chasseurs. Les premiers tirs de barrage adverses ne tardent pas, je gueule mes ordres dans le communicateur « 40° Sud » et Keenan et Craig me suivent en piqué. « Redressez 30° Nord ». Le groupe du rasta répond aux tirs dès que notre manœuvre nous sort de leur ligne de feu. Pendant ce temps, les yanks arrivent en deux groupes de cinq par le flanc tribord, le premier à l'horizon, le second au sud. Un troisième groupe semble s'éloigner pour prendre les assaillants à revers. Je laisse notre escorte vider ses munitions – les nôtres, réservées au satellite, restent au chaud. Comme prévu le comité d'accueil se sépare en deux groupes, le plus petit détachement plonge à notre poursuite tandis que le second tente d'opposer une résistance aux chasseurs du Washington. « 60° Nord-Ouest, en accélération ! » La manœuvre me colle au fond de mon baquet. Mes ailiers me suivent toujours à la trace. Normalement nos poursuivants devraient hésiter avant de nous poursuivre, au risque de se faire allumer au flanc par notre groupe de queue. Juste le temps pour moi d'ordonner une plongée vers le satellite à vitesse maximale. D'après les comptes-rendus lacunaires que j'obtiens par radio, nos adversaires ont plutôt bien joué le coup : ils ont concentré un tir nourri sur Irish Rasta et son unité pour les obliger à rompre leur formation avant de nous prendre en chasse. Malheureusement pour eux, nous avons eu juste le temps qu'il fallait pour mettre suffisamment de distance entre eux et nous et foncer droit au but.
Si les rebelles avaient eu une vraie armée, un second rideau nous aurait attendu bien sagement pour nous allumer. Mais nous avons l'avantage du nombre pour focaliser toutes leurs ressources sur la première escarmouche. Nous arrivons en vue du satellite, à portée de tir de leurs canons. Il faut nous rapprocher encore si nous voulons toucher à coup sûr les points faibles désignés, sans risquer que nos missiles ne soient interceptés. Nous n'avons que quatre missiles légers par appareil pour cinq objectifs prioritaires – les deux paraboles de visée et les trois canons longue portée ayant résisté aux bombardements – et quatre objectifs mineurs – les canons courte portée principalement dédiés à la défense du satellite lui-même. C'est ces derniers qui commencent à cracher leurs obus à fragmentation dans notre direction. J'ordonne l'exécution des manœuvres d'évitement. Keenan et Craig rompent la formation et je plonge en vrille, alternant accélérations et décélérations brutales, virant sans cesse de bord. Ma combinaison m'injecte une haute dose de stimulant afin de garder mes réflexes affûtés alors que mon corps encaisse difficilement les G.
Dans mon communicateur, j'entends le signal de détresse de Craig mais je ne peux pas faire grand-chose. Il tire ses quatre missiles dans une salve désespérée et enclenche son éjection. Alors que sa capsule de survie le ramène en mode automatique vers le Saint-Patrick, deux de ses missiles sont interceptés et explosent à plusieurs kilomètres du satellite ; les deux autres atteignent le satellite mais bien loin du moindre objectif. Plus que huit missiles pour huit cibles, et nous ne sommes pas encore en position favorable pour faire feu.
Plus que quelques secondes. Je prends tant bien que mal des informations sur le statut de Keenan. L'apport d'oxygène est au maximum mais je suis obligé de faire une pause entre chaque mot, me donnant une intonation mécanique ; chaque mot prononcé provoque un haut-le-cœur que je gère avec difficulté. Il me répond avec la même difficulté : il ne se trouve qu'à quelques kilomètres derrière moi sur bâbord, je devrai donc tirer le premier. Un obus éclate à quelques centaines de mètres à peine de mon chasseur. Un choc violent survient, suivi d'un festival sons et lumières sur mon tableau de bord. Je presse un bouton pour désactiver l'éjection automatique de ma capsule – le système ne laisse que deux secondes après la moindre avarie pour être désactivé, une précaution pour rapatrier les pilotes inconscients. Mon aile gauche ne répond plus ; aussi bien le réacteur que les deux missiles qu'elle porte. La console de bord me presse de m'éjecter mais il me reste deux missiles fonctionnels que je m'empresse de programmer sur les deux paraboles de visée – si l'on ne réussit pas à les empêcher de tirer, autant essayer de les forcer à le faire en aveugle. Les deux missiles de gauche menacent de m'exploser au visage. Tout se passe très vite, je lance ceux répondant encore puis m'éjecte sur le champ.

With your drums and guns and guns and drums, hurroo, hurroo
With your drums and guns and guns and drums, hurroo, hurroo
With your drums and guns and guns and drums
The enemy nearly slew ye
Oh my darling dear, Ye look so queer
Johnny I hardly knew ye.

La suite est floue et je ne répète ici que ce qui m'a été rapporté après coup, à mon réveil à l'hôpital, car c'est là qu'est censée vraiment débuter cette histoire. Au moment de l'éjection, mon appareil explosa, probablement à cause des deux missiles restant. Un morceau de tôle vint heurter ma capsule, m'arrachant la jambe gauche au passage. La capsule ne réussit qu'au dernier moment à restaurer le champ de protection qui permit de préserver le peu d'oxygène restant. Difficile de dire ce qui, de la jambe amputée ou du manque d'oxygène, causa ma perte de conscience mais je suis soulagé de n'avoir aucun souvenir d'une si douloureuse blessure. Le Saint-Patrick me récupéra à l'article de la mort. Je passais la semaine suivante en cuve, entre autre jusqu'à ce que s'opère la reconstruction de ma jambe, puis une autre à marcher avec une canne le temps de faire une série de rééducations intensives.
La mission n'était qu'une réussite partielle : une parabole avait été complètement détruite et la seconde endommagée, les laissant aveugles pour plusieurs jours au moins, mais un seul canon avait été mis définitivement hors d'usage. Durant la bataille, un de nos chefs d'escadrille s'était fait descendre sans réussir à s'éjecter. C'est Irish Rasta qui avait été promu à sa place et Keenan se retrouvait être mon nouveau lieutenant. Pour remplacer numériquement Irish Rasta, un nouveau fut affecté à mon unité : Johnny « belle-gueule ». La perte de mon ancien lieutenant était dure à compenser mais ce jeune semblait prometteur. Et surtout l'unité y gagnait sur le plan esthétique : je ne sais pas si vous avez déjà vu un roux de deux mètres avec des dreadlocks mais c'est franchement laid. Johnny, lui, avait tout du jeune premier : grand, élancé, musclé, des cheveux bruns coupés courts, un bronzage qui le démarquait d'une partie du personnel à bord – dans un croiseur spatial on n'a que peu l'occasion de profiter des rayons du soleil ailleurs que sur un écran – et des yeux verts qui devaient faire un ravage sur la gent féminine – et je dois bien l'avouer aussi sur certains hommes. Dans sa vie civile, avant la conscription, il avait été pilote de course professionnel. S'il y a une différence entre nos chasseurs et les véhicules de course, cela laissait tout de même présager de compétences de pilote au-dessus de la moyenne – il avait d'ailleurs fini premier de sa promotion. Une bonne valeur ajoutée potentielle pour mon unité en somme.

Where are the eyes that looked so mild, hurroo, hurroo
Where are the eyes that looked so mild, hurroo, hurroo
Where are the eyes that looked so mild
When my heart you so beguiled
Why did ye scadaddle from me and the child
Oh Johnny, I hardly knew ye.

J'avance, claudiquant sur trois pattes, à travers le dédale des coursives du vaisseau. Les croiseurs militaires ne sont conçus que dans un but fonctionnel : toutes les coursives se ressemblent, baignées d'une lumière trop vive, étroites entre deux parois de métal froid dans lesquelles sont découpées des portes à intervalles réguliers, identifiées d'un simple sigle – l'indice du niveau puis celui du secteur et enfin le numéro de la salle qui se trouve derrière. Même après presque deux ans de service j'ai parfois du mal à retrouver mon chemin lorsqu'il me faut me rendre en un lieu inhabituel. Mais cette fois il n'y a pas de problème, je connais par cœur le chemin qui relie ma cabine à la salle de repos.
C'est là que je rencontre Johnny pour la première fois. Il est engagé dans une partie de carte endiablée avec Keenan, Craig et Emily, quatre verres et une bouteille de whisky bien entamée sur la table. La jeune recrue dégage un charisme naturel presque magnétique. Il se lève et je dois l'arrêter alors qu'il s'apprête à me donner le salut de rigueur. Je suis pour le respect du protocole, mais quand mon unité est de repos je tiens surtout à oublier les désagréments du grade. Tandis que Keenan me présente le nouveau et que Mimi vient déposer un baiser sur ma joue, Craig se charge de me trouver un verre presque propre et de le remplir.
Je m'installe à la table mais décline l'invitation à rejoindre la partie. La bouteille se vide à vue d'œil ; Johnny nous donne des nouvelles fraîches du pays ; Keenan taquine Craig sur la perte de son appareil au cours de la mission ; Craig se vexe ; Mimi semble complètement sous le charme de Johnny ; et moi j'ai l'impression de finalement retrouver un semblant de famille après l'isolement de la cuve. Il ne manque que Bear pour que l'unité soit au complet. Il est probablement endormi dans sa cabine ; il a cette capacité incroyable d'être toujours frais et dispos avec à peine une heure de sommeil, mais dès qu'arrive une journée de permission il dort vingt heures d'affilée ; ce qui lui vaut ce surnom de Bear – l'ours – pour sa faculté à hiberner.
La bouteille de whisky n'ayant pas fait long feu, je me lève pour rejoindre la tireuse à bière et servir cinq pintes de stout. Sur le Saint-Patrick, les militaires au repos ont toujours une raison de trinquer : que ce soit aux morts, aux vivants, au pays, aux nouveaux parents, aux nouveaux arrivants ou aux résultats d'une partie de cartes. L'amertume de la bière est le ciment social du bâtiment de guerre. Nous trinquons donc à l'intégration de Johnny, puis à ma sortie de l'hôpital, puis à ceux tombés lors de la mission, puis à ceux revenus vivants de la mission, puis au cours des tournées successives en l'honneur de tout et surtout de n'importe quoi.
Il n'y avait pas grand-chose à faire pour les pilotes à ce moment, les instances dirigeantes avaient décidé à l'issue de la mission précédente de laisser une chance aux rebelles de se rendre pour mettre fin au conflit par la voie diplomatique. Donc, en attendant que les pourparlers ne s'achèvent, il ne nous restait que le repos et les simulations d'entraînement pour seules occupations. Quelques têtes brûlées avaient hâte que les diplomates échouent pour pouvoir à nouveau en découdre, mais la plupart d'entre nous n'étaient que de simples conscrits qui n'espéraient qu'une solution pacifique pour que le Saint-Patrick puisse rejoindre New-Dublin et revoir ainsi leurs familles.
Au moins cette soirée avait marqué un retour à la normale ; aussi incertaine cette dernière pouvant être. J'aurais peut-être pu la finir dans le lit de Johnny. J'aurais peut-être dû le faire. Il est certain que l'opportunité ne se représentera plus.

Where are your legs that used to run, hurroo, hurroo
Where are your legs that used to run, hurroo, hurroo
Where are your legs that used to run
When you went to carry a gun
Indeed your dancing days are done
Oh Johnny, I hardly knew ye.

Mais aucune solution pacifique ne se dessinait. Les stratèges finirent par comprendre que les rebelles kawelins ne participaient au processus de conciliation que dans le but de gagner du temps pour consolider leurs positions et réparer les dégâts de nos attaques précédentes. Le retour à la voie militaire ne faisait plus de doute.
Je fus convoqué par l'amiral avec les autres chefs d'escadrille dans la salle de briefing. La rééducation s'était bien passée et je marchais sans canne depuis deux jours. J'avais tout de même dû plaider ma cause pour que l'amiral acceptât que je prisse place dans un cockpit en dépit des réserves du corps médical.
Personne ne manquait à l'appel au moment de débuter la réunion, la ponctualité était une qualité essentielle si l'on voulait rester dans les bonnes grâces de l'amiral ; mais je pense pouvoir dire qu'il en va de même dans tous les corps de l'armée, bien que je n'aie jamais servi que sous ses ordres. Le briefing se déroulait en petit comité : l'amiral « Paddy » O'Keefe et son bras droit présidaient la séance ; s'ajoutaient le chef artificier du navire, deux commandants de marines et les cinq chefs d'escadrille dont moi-même.
Le plan était simple, exposé à grand renfort de graphiques et de cartes stratégiques. Nous devions escorter les transports de troupes à travers l'atmosphère dans le but d'encercler la capitale de la planète où le gros de l'armée rebelle s'était replié au milieu de la population civile. Des escadrons de marines et de blindés seraient déployés pour faire plier ces derniers. Chaque escadrille se vit affectée à la protection de deux transports. Mon unité fut chargée de ceux qui déploieraient leur contingent au Sud-Est de la ville. Un positionnement en étoile serait alors installé : Nord, Ouest, Sud-Ouest, Sud-Est et Est. Nous devions nous attendre à une opposition féroce : les Kawelins avaient à leur disposition de nombreuses batteries sol-air et de nombreux avions de chasse, moins puissants que nos chasseurs mais mieux adaptés au combat en atmosphère. Il n'était pas non plus à exclure qu'ils aient recours à des missiles thermonucléaires bien que ceux-ci ne furent pas conçus à l'origine pour l'interception aérienne.
Durant la phase d'entrée dans l'atmosphère, avec les autres chefs d'escadrilles nous dirigerions l'opération. Une fois l'atterrissage accompli nous devions nous soumettre au commandement des troupes au sol pour leur apporter un soutien aérien. Cela jusqu'à nouvel ordre. Les transports emporteraient des ravitaillements de carburant et de munitions pour nous permettre de tenir le siège aussi longtemps que nécessaire. Ils contiendraient également des quantités importantes de drogues, le combat en atmosphère étant encore plus éprouvant pour le pilote que dans l'espace, on ne nous demandait pas moins que de repousser nos limites physiques et mentales au-delà du raisonnable. C'est le lot de tout militaire, il n'y avait pas lieu de se plaindre.
L'opération était risquée, très risquée même. Mais le débarquement au sol était la meilleure option. Maintenir un blocus n'avait que peu d'intérêt contre une planète capable de survivre en autarcie. Et un bombardement de la planète depuis l'espace aurait été bien trop coûteux en vies civiles, et donc particulièrement impopulaire dans l'empire ; les responsables tenaient trop à leurs carrières politiques pour prendre ce risque. Nous envoyer au casse-pipe était donc bien la meilleure option.

I'm happy for to see ye home, hurroo, hurroo
I'm happy for to see ye home, hurroo, hurroo
I'm happy for to see ye home
All from the island of Sulloon
So low in the flesh, so high in the bone
Oh Johnny I hardly knew ye.

Une IA battra toujours un humain pour piloter un chasseur. Mais un humain blindé de drogues a encore ses avantages sur la machine : il conserve cette étincelle de folie que certains appellent instinct et qui peut faire la différence. Bien sûr nous sommes des archaïsmes et s'il n'y avait pas le côté psychologique de la guerre nous ne serions pas là. Mais il n'y a rien de glorieux à vaincre par la technologie, il faut des hommes prêts à se sacrifier, des héros à célébrer, c'est là la tradition.
Et pour être chargé, je suis chargé. L'entrée dans l'atmosphère s'est déroulée non sans difficulté mais le résultat est là : les deux transports sont posés et mes hommes toujours aux commandes de leurs chasseurs. J'ai transféré le commandement au commandant de marine et augmenté les dosages de mon monitoring – un modèle encore plus perfectionné que ceux que l'on peut trouver dans les hôpitaux. De mes sens, seuls l'ouïe et la vue restent en alerte ; mon cerveau n'est plus qu'un ordinateur biologique qui analyse toutes les données et les ordres pour réagir immédiatement. Ma conscience anesthésiée reste en retrait, j'ai l'impression de suivre les événements de loin, comme un film dont je ne suis plus l'acteur. Les autres sens sont en berne heureusement, le corps humain n'est pas fait pour subir de tels sévices et le fait bien sentir. Les reportages de guerre présentent souvent les pilotes comme nous sortant de leur cockpit héroïques, le casque sous le bras. La réalité est bien moins glorieuse : en général après ce type de manœuvre, le pilote doit être extrait par une équipe médicale, baignant dans sa merde et son vomi, et être emmené directement dans une cuve de régénération pour une bonne dizaine d'heures minimum. Je vous passerai donc les détails sur ce qui se passa dans ce cockpit durant ces manœuvres éprouvantes. Des légendes parmi les pilotes circulent sur des personnes ayant conservé leur contrôle au cours de leur premier vol, mais ce ne sont que des légendes. L'un des premiers conseils que l'instructeur donne aux novices est : ne cherchez pas à vous contenir, vous ne retarderiez l'inévitable qu'au prix de terribles douleurs.
Couverture, repli, bombardement, soutien aérien. Je suis les ordres sans me poser la moindre question. Je me contente d'appliquer la meilleure stratégie pour les suivre et transmets les indications à mes pilotes de manière automatique. Les drogues permettent le détachement émotionnel nécessaire à la réalisation de ce qu'il y a à faire. Je suis incapable de dire si l'opération est une réussite, un échec ou un bourbier. Tout ce que je sais c'est que les cibles qu'on me donne explosent, que nous serons bientôt à court de munitions et obligés de nous replier sur le camp de base et que l'appareil de Johnny s'est fait descendre et ne répond plus.
Difficile de dire depuis combien de temps la bataille dure. La perception du temps fait partie de ces choses profondément altérées par nos médications. Mais j'ai dû me replier cinq fois pour faire le plein de carburant, de munitions et de drogues ; on ne doit donc pas être loin d'une journée standard, le soleil a probablement eu le temps de se coucher et de se lever dans l'intervalle de temps, mais ce n'est pas le genre de détail que j'ai le luxe de remarquer.
Un appel sur la radio nous informe de la reddition des insurgés. Nous devons regagner notre camp de base. J'atterris auprès des deux transports de troupes stationnés au point d'atterrissage initial et le monitoring médical de mon appareil m'envoie une dose massive de calmant, contrecarrant les effets des drogues précédentes et me plongeant dans le sommeil en attendant qu'une équipe médicale ne vienne m'extraire de mon cockpit pour rejoindre une cuve de régénération.

Ye haven't an arm, ye haven't a leg, hurroo, hurroo
Ye haven't an arm, ye haven't a leg, hurroo, hurroo
Ye haven't an arm, ye haven't a leg
Ye're an armless, boneless, chickenless egg
Ye'll have to put with a bowl out to beg
Oh Johnny I hardly knew ye.

« Quand tout cela sera fini et qu'on aura une permission sur la planète, je vais me mettre en quête du plus gros cigare possible ! » nous avait déclaré Johnny juste avant le départ, pour sa première et dernière mission, arborant presque fièrement son patch sur l'épaule droite. Tous les vaisseaux sont strictement non fumeur à cause de la fumée qui obstrue les filtres des prises d'air et dérègle son recyclage. Il n'aura pas eu l'opportunité de réaliser ses objectifs mais j'ai eu l'occasion de trouver ce cigare qui trône désormais dans la poche de mon uniforme. Je le fumerai avec le reste de l'unité en pensant à lui.
Je me force à sourire. Si l'on sourit c'est que l'on est heureux. Et par simple inversion de causalité, mon spleen s'éloigne sous l'effet placebo d'un simple sourire. Mais il ne disparaît pas, il se terre juste dans l'ombre, attendant que mes zygomatiques se fatiguent pour revenir hanter mon âme.
Le pont d'envol a été vidé de ses chasseurs et du matériel d'entretien, les drapeaux de l'empire, de la Nouvelle Irlande et du Saint-Patrick ont été dressés de chaque côté. Au centre, une vingtaine de cercueils scellés semblent dessiner une formation d'attaque dirigée vers l'assemblée, c'est probablement la déformation professionnelle de pilote qui me donne cette impression. En pointe un commandant de marines, puis deux chefs d'escadrille, le reste des cercueils contient les restes de pilotes et de marines – même si dans le premier cas la majorité des cercueils sont probablement vides, les corps flottant encore au milieu du vide intersidéral. Tout le personnel du bâtiment est présent, au garde-à-vous, à l'exception du personnel de quart. Une scène quasiment identique se déroule dans le même temps à bord du Washington avec un nombre de cercueils sensiblement supérieur.
La musique des cornemuses et des tambours accompagne les défunts, en route pour rejoindre leurs ancêtres. Dans la tradition de notre corps, les funérailles se déroulent sans un mot, la musique seule parle aux morts et pour les morts. Les tapis roulants qui habituellement placent les chasseurs sur l'aire d'envol se mettent en action, éloignant les cercueils de l'assemblée. Le déroulement est parfaitement chorégraphié, chaque éjection d'un nouveau cercueil à travers un tube de lancement en direction de l'espace s'effectue à l'instant précis où la musique s'arrête pour une brève respiration avant de repartir d'un roulement de tambour, gagnant à chaque fois en intensité, gardant le final pour le grade le plus élevé.
Et Johnny dans tout ça ? me direz-vous. Non, aucun des cercueils n'est le sien. Il fut tiré des décombres de son appareil in extremis, miraculeusement en vie. En vie mais dans un sale état. Du peu que je sais il a perdu un bras, l'usage de ses deux jambes, son corps a été brûlé à plus de quatre-vingts pour cent et les médecins ne se sont probablement pas embêté à compter le nombre de ses fractures. L'armée peut dépenser une semaine de cuve régén et une autre de rééducation pour un chef d'escadrille, mais quand il s'agit de plus d'un mois de cuve et probablement plus d'une année de rééducation pour un simple pilote elle commence à compter ses crédits. Johnny a été renvoyé sur New-Dublin, après avoir été rafistolé juste ce qu'il fallait pour qu'il puisse survivre au voyage, pour être pris en charge dans un hôpital public qui n'aura probablement jamais les moyens de le remettre sur pied. Je ne reverrai probablement jamais Johnny mais je m'en souviendrai, et je réalise que vous ne connaîtrez que peu de choses à son sujet mais finalement je suis dans le même cas, car je ne l'ai qu'à peine connu.

They're rolling out the guns again, hurroo, hurroo
They're rolling out the guns again, hurroo, hurroo
They're rolling out the guns again
But they'll never will take my sons again
No they'll never will take my sons again
Johnny I'm swearing to ye.

(Paroles telles que présentées sur la page wikipédia anglophone à propos de la chanson éponyme (http://en.wikipedia.org/wiki/Johnny_I_Hardly_Knew_Ye), de nombreuses variations dans les paroles et l'ordre des couplets existent.)

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