(le personnage, lui, a plus de 15 ans, initialement créé dans le cadre de "démange", un meuporg php de l'époque où internet faisait du bruit au démarrage)
Kriket et le sort interdit
Ce jour, il se leva
inhabituellement à l'aube. Figurativement, bien sûr, le soleil ne se
lève jamais en Enfer. Toujours le même réveil : la queue qui gratte et
les cornes qui semblent pousser vers l'intérieur. Il se dirigea
directement vers la salle de bain, il fallait remédier à son état. Il
attrapa la bouteille d'eau de Cologne et l'avala en quelques goulées.
Quelques gouttes d'alcool pour réveiller ses foies.
Il était pressé, son
emploi du temps était chargé : une séance de trois heures de
procrastination l'attendait. Il avait déjà repoussé la tâche à de
nombreuses reprises et manquait désormais d'excuses. Mais il ne pouvait
pas décemment sortir dans ses vieilles fringues fripées de la veille. Un
démon de bon goût se doit d'avoir la classe en toute circonstance. Et
chez Kriket c'était une question d'honneur. On peut être un pur salaud
et avoir un style vestimentaire distingué. Il passa en revue les
pantalons à patte d'éléphant de sa penderie. Il avait déjà porté du
rouge la veille, reproduire la même couleur serait une insulte à la
bienséance ; le bleu manquait peut-être un peu de paillettes ; il opta
pour le vert qui mettait sa silhouette en valeur. Une chemise hawaïenne
et une paire de lunettes de soleil à motif en étoiles complétèrent ses
atours. Il s'observa bien dans son immense miroir. Ouais c'est bon t'as la classe ! S'adressa-t-il à lui-même, accompagné d'un clin d’œil et d'un claquement de doigts.
Il réalisa avec délectation que sa vie était un véritable Enfer.
Quelqu'un cogna à sa
porte. Probablement une personne de son entourage qui savait que la
sonnette était défaillante. Si c'était son voisin, il avait une surprise
pour lui. Anderson, sa poule domestique, lui avait offert un œuf la
veille. Les protéines n'étaient pas bonnes pour sa santé, mais il
conservait le volatile pour pouvoir régulièrement proposer une omelette
faciale à ses voisins. Le bon voisinage doit être entretenu, en Enfer
comme ailleurs.
Il ouvrit la porte en gratifiant son voisin d'un « Salut connard ! », la main tenant l’œuf commençant sa prise d'élan. Ce n'était pas son voisin.
Le démon face à lui ne
lui était pas inconnu. Le front bas et le sourire idiot lui semblaient
familiers. C'est la tenue classieuse de l'individu qui rafraîchit sa
mémoire : c'était la personne qu'il venait de croiser dans son miroir.
Lui-même. Ce qui défiait toute logique ; du moins le peu de logique
accessible à son cerveau en ce moment.
— Avant que tu ne paniques, je sais : je suis toi.
— Tu es moi ?
— Oui, je suis ton toi futur.
— Mon toit futur ?
— Non ton toi. Je suis ton toi futur comme tu es mon moi passé.
— Le mois passé c'était avril.
— Mais non crétin, le moi personnel...
— Ah, toi mon moi... Mais futur.
— Voilà, c'est clair ?
— Euh, non pas du tout.
Kriket mit plus d'une
demie-heure à s'expliquer ce qu'il se passait. Les humains ont une
perception linéaire du temps. Les anges et démons en ont une perception
multi-dimensionnelle en treillis qui permet de mieux appréhender toutes
les ramifications de l'espace-temps et des liens de causalité. Kriket
lui, avec ses compétences intellectuelles, n'avait aucune véritable
perception du temps.
Son lui-futur lui
expliqua donc ce qu'il devait faire. Quel sort il devrait utiliser afin
que les puissances obscures plient le temps à sa volonté. Son
lui-présent – le lui-passé du lui-futur – objecta qu'il s'agissait là de
forces qui dépassaient ses attributions de simple démon, et qu'il ne
pouvait procéder ainsi sans une autorisation directe du prince des
démons en personne, seul habilité – dans le camp du mal tout du moins – à
jouer avec l'espace-temps. Le Kriket-futur qui était déjà au courant de
tout cela, puisqu'il l'avait déjà vécu, ne retint pas son lui-passé de
suivre la chaîne de commandement comme il l'avait lui-même fait
auparavant dans l'exacte même situation. S'il est une chose avec
laquelle on ne plaisante pas en Enfer, c'est bien la démoncratie.
***
Kriket débarqua comme un boulet au Palais Infernal.
« Arrêtez ! Vous n'avez pas rendez-vous...
La succube qui tenait
le poste de standardiste n'eut pas le temps de finir sa phrase qu'il
était déjà dans le couloir suivant. La fin de la phrase s'éteignit dans
un murmure.
… et sa seigneurie a précisé qu'il ne fallait le déranger sous aucun prétexte. »
Lucifer comme à son
habitude, était particulièrement affairé devant son immense bureau. A
comprendre qu'il s'appliquait beaucoup à boire proprement son daïkiri
tandis que ses pieds reposaient sur l'imposant meuble de bois sur lequel
s'entassaient, comme à leur habitude également, les dossiers. Il ne
laissa pas paraître sa contrariété d'être ainsi dérangé en plein travail
par un grouillot et réagit toujours comme à son habitude :
« Hé Toto, qu'est-ce tu branles ici ? »
Kriket était heureux que le Prince des Enfers en personne se rappelle de lui. En effet, « Toto »
était le surnom que ce dernier lui avait attribué lors de leur première
rencontre. Bien sûr il ignorait que Lucifer affublait tout le monde,
anges, démons et humains confondus, du même surnom pour ne pas se
fatiguer à devoir se rappeler du nom des personnes.
Kriket expliqua son
plan en détail à Lucifer. Mais ce dernier, grand optimiste, voyait son
verre à moitié plein. Et il commençait déjà à planifier mentalement le
travail qu'il lui restait à effectuer. Tout ce qu'il entendit des
explications de Kriket se résumèrent donc à :
« Blablabla,
[obséquiosité excessive], Blablabla, [cirage de pompe], Blablabla,
[Grand besoin d'attention et d'approbation paternelle] »
Comme la présence de ce
démon commençait à l'ennuyer, Lucifer l'envoya promener en lui faisant
signe de quitter la pièce d'une main en lâchant un vague « C'est bien Toto, fais donc ça ! »
Heureux d'avoir obtenu
l'autorisation tant espérée, Kriket quitta le palais infernal. Quand il
passa devant la succube de l'accueil, cette dernière, vexée, refusa de
lui rendre son sourire.
***
Kriket procéda comme son
lui-futur le lui avait décrit. Il traça l'incontournable pentagramme au
sol avec le litre de sang de vierge réglementaire, puis se plaça en son
centre. Comme tout sort qui se respecte, ce sort était rimé et rédigé
en alexandrins :
[Note de l'auteur : la
langue démoniaque étant peu pratiquée de par chez nous, ce qui suit est
une traduction littérale du sort, au détriment de sa structure
originelle. Mais également afin qu'un petit plaisantin ne reproduise pas
le sort en question par jeu.]
C'est la danse des démons qui en sortant des Enfers se secouent les cornes et font caca,
Que les forces des Enfers et du pandémonium,
Les guides maudits que sont Satan, Lucifer et Johnny Halliday
Transmettent leur magie à travers l'espace, le temps et le monde des esprits
Sans oublier la chatte à ta grand-mère, sac à foutre purulent
Pour que un et un fassent un, ou onze, ou quarante-deux
Et que par-delà les vertes prairies des Enfers qui ne sont jamais vertes, ni prairies
Mon corps soit renvoyé à rebours temps
Putain
Et ensuite on ira danser le jerk sur de la musique pop
Touche à ton cul et sens ton doigt
Que s'ouvre le portail de l'espace-temps qui mène les démons à travers la fabrique du treillis /
de la réalité qui n'est telle qu'on la conçoit uniquement que lorsqu'elle est telle qu'on la /
conçoit mais jamais lorsqu'on la conçoit autrement, sinon ça foutrait sacrément la merde /
dans ledit treillis de la fabrique de l'espace-temps. Et réciproquement.
Le souffle ardent des
Enfers submergea le démon et tout se mit à tourner. Mais pas dans le
même sens, un peu comme un anagyre. Il se retrouva aspiré dans un vortex
puis expulsé à quelques pas de sa caverne, peu avant l'aube (façon de
parler, le soleil ne se lève jamais en Enfer).
***
Il sonnait depuis cinq
minutes sans que personne ne vienne lui ouvrir la porte. C'était malpoli
de sa part de ne pas venir lui ouvrir. Mais il se pardonnait.
Il finit par se
rappeler que la sonnette était cassée, il décida donc de frapper à la
porte. Ce serait probablement plus efficace. D'autant qu'il se rappelait
que c'était ce qu'il s'était passé auparavant au même moment. Réaliser
que son présent était le futur de son lui-passé avait quelque chose de
perturbant. D'autant que cela signifiait qu'il était devenu à son insu
son lui-futur, sans pour autant cesser d'être son lui-présent ; et sans
rupture avec son lui-passé. Toutes ces histoires de passé, de présent et
de futur commençaient à lui donner la migraine.
Il mit un peu de temps à
réaliser que ce n'était pas un miroir face à lui mais la porte qui
venait de s'ouvrir. Mais il mit tout de même moins de temps à réagir que
son vis à vis ; ce qui était un signe encourageant de progrès quant à
sa capacité à appréhender les notions d'espace-temps.
« Avant que tu ne paniques, je sais : je suis toi. »
La conversation se
déroula bizarrement. Il avait comme une impression de déjà-vu. Mais ce
n'était pas bien grave, il paraissait que ça arrivait parfois ; un truc
en rapport avec l'oreille et le cerveau, mais Kriket n'avait jamais bien
fait attention à ce genre d'histoire. A la fin, son lui-passé s'en alla
requérir l'approbation suprême ; il se faisait suffisamment confiance
pour se laisser seul chez lui.
***
Kriket exultait. Il
avait défié la fabrique même de l'espace-temps et en était sorti
vainqueur. Un nouvel exploit à inscrire à un palmarès déjà fourni en la
matière. Désormais, personne en Enfer et au delà ne pourrait remettre en
doute sa valeur. Et maintenant ? Il allait retourner à ses occupations.
Mais les cœurs légers de cette connaissance.
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