Version finale éditée en 2012 dans l'anthologie Fin(s) du Monde (Éditions des Artistes Fous).
Version re-publiée en ebook et en ligne en 2014 pour le premier Ray's Day sous licence CC0.
La couverture de la version ebook (ci-dessous) est un extrait de l'illustration publiée initialement dans l'anthologie Fin(s) du Monde, elle est l’œuvre de Christophe "FloatinG" Huet et est publiée avec l'accord de celui-ci (la licence CC0 s'applique uniquement au texte et pas à l'illustration qui l'accompagne)
Je meurs comme j'ai vécu
La forme est difficile à
distinguer au loin. Elle se découpe au milieu d'un champ, mais sans
point de repère, difficile d'en évaluer la taille. À mesure qu'elle se
rapproche elle s'avère clairement humanoïde. Donc probablement d'une
taille moyenne située entre un mètre cinquante et deux mètres ;
cependant ce n'est qu'une estimation, éventuellement faussée par la
perspective. Ce pourrait être un nain un peu mince dans des herbes très
courtes, ou un géant bien en chair dans des herbes hautes. La personne
de taille moyenne reste tout de même l'hypothèse la plus plausible.
Maintenant que la
distance s'est réduite, il apparaît évident que si ce n'est pas un être
humain, c'en était un il n'y a pas longtemps. D'ailleurs la démarche
hésitante et vacillante plaide pour la seconde option. Mais la
contamination suffit-elle pour décréter que cette chose n'est plus
humaine ? Qui suis-je pour remettre en question l'humanité d'une
personne après sa mort ? Je pense qu'il est plus simple d'appeler un
chat un chat et vais, sans chercher à statuer sur l'humanité de ce qui
me charge, l'appeler par le terme le plus communément admis : un zombie.
Peut-être que s'il y
avait encore un semblant de gouvernement il pourrait légiférer sur le
statut des zombies : leurs droits et leurs devoirs. Peut-être l'Académie
Française, notoirement composée de morts-vivants bien avant leur
apparition officielle, aurait pu donner une définition précise du
terme ; permettant au moins une ébauche de réponse. Par la même
occasion, le Vatican pourrait répondre à ce que certains mous du bulbe
se demandent avec insistance : les zombies ont-ils une âme ? Peu importe
si certains pensent que c'est une maladie que l'on peut soigner ; je ne
vois pas comment on pourrait soigner quelqu'un dont les tripes se sont
intégralement décomposées ou dont le cœur a cessé de battre depuis des
jours. Je ne suis pas médecin, je ne suis pas prêtre, ni même
académicien ou membre du gouvernement. Alors je n'ai finalement que peu
de raison de m'emmerder avec ces questions existentielles. D'autant que
sauver ma propre existence est déjà une préoccupation de tous les
instants.
J'attends donc que le
zombie soit à moins de deux mètres de moi et resserre la prise sur la
batte que je tiens en main. Et je frappe, de toutes mes forces, avec
élan. Pleine tête ! Sauf que dans la réalité ça n'apporte pas de points
bonus comme dans un jeu vidéo, juste quelques minutes de répit. Si le
zombie avait encore son humanité, voyez ça comme un acte de merci, pour
l'achever sans souffrance ; s'il avait encore une âme, imaginez-vous que
je l'ai libérée pour lui permettre de rejoindre le Purgatoire. Je me
moque bien de savoir si c'est moral ou non, c'est la seule façon de
survivre qu'il reste.
Combien j'en ai tué ?
Probablement des dizaines ; j'ai perdu le compte. D'ailleurs c'est une
nouvelle question sémantique qui se pose ici : doit-on encore parler de
tuer quand il s'agit d'abréger la non-vie d'un zombie ? On ne peut pas
vraiment parler de meurtre, n'est-ce pas ? Tout au plus de profanation
de cadavre. Peu importe, je n'ai pas de raison de chercher à me
justifier puisque je n'aurai jamais à répondre de mes actes. La justice
de ce pays n'existe plus depuis cette apocalypse ; il n'existe plus
aucune justice d'aucun pays. Je doute même qu'on puisse encore
considérer l'existence des pays ; ils sont encore là géographiquement,
mais politiquement ils sont aussi morts que la plupart de leurs
citoyens. Et comme je ne crois pas en Dieu je ne crains pas non plus Sa
justice.
Alors je peux bien
continuer à prendre mon pied à dézinguer du zombie sans crainte de
représailles. C'est tout ce qu'il me reste ; la vie n'est plus vraiment
une vie. Et je sais que le moment où mon tour viendra est inéluctable.
Je repousse donc l'échéance autant que possible en profitant au maximum
du peu qui reste. Et l'un des seuls plaisirs de cet ersatz de vie c'est
de jouer au base-ball avec leurs têtes et regarder les jolies
éclaboussures. Ça me permet de confirmer que j'ai bien perdu tous mes
esprits : je me fabrique des tests de Rorschach à même le mur avec la
cervelle et le sang des zombies. Et tout ce que j'y vois c'est ma mort
imminente, jamais de visage ou de joli papillon.
Je m'occupe en regardant
ces taches de sang. Un peu comme ce tueur en série dans une série
américaine. C'était à l'époque où l'on pouvait se détendre devant la
télé. Mais les télévisions n'ont pas continué à émettre très longtemps.
Les premiers jours, on pouvait encore regarder ça sur internet ; la
télévision c'était déjà un peu dépassé de toute façon. Sauf que le
système électrique n'a survécu qu'un temps à la télévision. Internet
tombé, ne restait plus que les fichiers archivés sur disques ou les DVD.
Mais une batterie d'ordinateur portable ça ne dure que quelques heures à
peine. Peut-être certains ont-ils eu la chance d'avoir un générateur
d'appoint et suffisamment d'essence pour l'alimenter. Quelques jours,
environ de quoi se taper l'intégrale d'un feuilleton quelconque ? Et
après, était-on plus avancé ? D'autant que l'essence était en priorité
réquisitionnée pour les hôpitaux. De toute façon ils finirent par
mettre la clef sous la porte puisqu'ils étaient devenus obsolètes : ce
n'était plus d'hôpitaux que les gens avaient le plus besoin mais de
morgues ; de préférence des morgues qui ferment à clef de l'extérieur.
Qui reste-il pour me
reprocher mon attitude ? Certes, mes actes ne sont pas très
constructifs. Mais nous vivons désormais dans un monde où
« constructif » n'existe plus. Pour cause de non pertinence, je déclare
le mot « constructif » banni du dictionnaire. Après tout, je fais ce que
je veux, il n'y a plus d'Académie Française pour m'en empêcher !
***
Je ne sais quel instinct
grégaire m'a poussé à rejoindre ce groupe de survivants. D'accord, je
n'ai pas tiré ma crampe depuis un bout de temps et il y a deux ou trois
filles pas trop repoussantes dans le lot ; alors j'ai ma petite idée...
Finalement cette
situation ne change pas grand-chose à la précédente. Peut-être que les
argumentations sémantiques sont plus marrantes en groupe que seul. Et de
temps en temps on partage nos tests de Rorschach. En dehors de ça, pas
grand-chose... je n'ai même pas encore réussi à attirer une seule fille
dans mes bras. Dommage, le plus tôt serait le mieux ; on est limite au
niveau hygiène, alors les poils poussent et les effluves prennent du
corps... j'aimerais avoir l'occasion de faire l'amour une dernière fois
sans avoir l'impression de copuler avec un yéti.
On donne dans le camping
sauvage au milieu d'un supermarché... dans le rayon du fond, c'est là
que se trouve la picole. On n'a pas d'électricité alors on a dû virer
les périssables pour avoir une atmosphère respirable. En dehors de ça,
la bière et les conserves ça ne périme pas... Je commence à en avoir
assez des fayots et des petits pois mais sinon tout baigne. On a
largement de quoi manger pour quelques années. Et dans la situation
actuelle, quelques années c'est ce qui se rapproche le plus de « pour
toujours ». En gros, on est tranquilles tant que les zombies n'auront
pas décidé de venir faire leurs courses au même rayon que nous. Ce
serait ballot, mais en attendant on vit comme des princes ; un vrai
conte de fées, avec des zombies en prime dans les douves du château.
Depuis le temps que je
disais qu'il fallait que je me remette au sport, il aura fallu que
j'attende l'apocalypse zombie. Avec toutes les séries Z que j'ai vues,
je ne pouvais pas être mieux préparé. Sauf qu'en général les Anglais ont
des battes de cricket... Au début j'ai ressorti mes vieilles raquettes
de tennis ; le cordage était un peu distendu mais pour ce que
j'envisageais d'en faire ce n'était pas catastrophique. La fibre de
carbone c'est peut-être bien pour l'équilibre de la raquette sur un
cours de tennis, mais pour défoncer un crâne ça ne vaut pas grand-chose.
Après avoir brisé toutes mes raquettes comme ces professionnels
colériques qui cassent le matériel que les sponsors leur offrent, il a
bien fallu que je me raccroche à autre chose. Même si continuer dans le
sport aurait apporté son lot de distraction, je ne suis pas sûr que mon
ballon de foot en cuir m'aurait été aussi utile. Alors j'ai fait un tour
en forêt, pour y ramasser des grosses bûchettes. Ça a l'avantage du
double usage : le jour ça fracasse des boîtes crâniennes et le soir ça
alimente le feu. Cependant quand j'ai trouvé cette batte de base-ball
dans une maison abandonnée – oui, le pillage est devenu un hobby toléré –
je n'ai pas hésité un instant. C'est quand même plus classe de
fracasser du zomblard à la batte qu'avec une branche d'arbre. Je n'ai
pas tardé non plus à trouver une casquette des Yankees ; histoire de
compléter le look. Quitte à crever bientôt, autant avoir l'air cool. La
batte ce n'est pas aussi cool qu'un flingue mais on sait que les
flingues ont une durée de vie qui n'excède pas celle de leurs
munitions... les munitions illimitées ça n'existe que dans les jeux
vidéo avec le bon « cheat code », ou dans les téléfilms aux scénarios
saugrenus.
Tout à l'heure, Alice
m'a retourné un sourire. Avec un peu de chance elle est prête à
m'inviter au pays des merveilles. Ce soir, je me lance : probabilité non
nulle de coït. Finalement ce ne sera peut-être pas une si mauvaise
journée... Enfin je veux dire qu'elle sera peut-être moins pire que les
précédentes. Et il faut en profiter, j'ai été faire un tour au rayon des
cosmétiques, la plupart des préservatifs seront bientôt périmés. En
même temps, se soucier des MST ou d'une grossesse dans notre situation
relève de l'ironie... la force de l'habitude.
Il paraît que lorsqu'on
est à l'article de la mort, on apprend à profiter des petits plaisirs de
la vie, de ces petits détails qui ne se révèlent qu'au moment où on la
perd. À mon avis ce sont des conneries inventées par des poètes et des
auteurs nombrilistes qui ne savent pas quoi imaginer pour vendre leurs
productions médiocres. À savoir que la fin est proche, on est bien trop
déprimé pour prendre du plaisir à quoi que ce soit, tous ces fameux
petits instants du quotidien deviennent une torture. Peut-être n'est-ce
qu'une question de suspense : on ne sait pas si la mort viendra dans une
semaine, un jour, une heure ou une minute – je ne me fais pas
d'illusion, un mois c'est désespéré. Si un médecin était venu me dire
« Il ne vous reste plus que dix jours à vivre » je pourrais profiter de
ces instants. Là, je ne profite de rien, rongé par l'anxiété de
l'Inconnu.
Je ne vois qu'un truc
pour sortir de cette misère ; même pour quelques minutes seulement. Je
veux conjuguer le verbe « nicher » à la première personne du pluriel de
l'indicatif présent. J'ai ce personnage de sketch qui me revient
toujours à l'esprit : « est-ce que tu baises ? »
Quitter notre base de
repli commerçante n'était pas la meilleure des idées. Mais, mine de
rien, il faut tout de même combattre l'ennui. Et les parties de poker et
autres jeux de cartes ça va bien cinq minutes. Alors on s'est dit qu'on
allait faire un tour à la pharmacie, vu qu'au niveau médical il n'y a
pas grand-chose dans notre supermarché. Personne n'était blessé,
personne n'était malade. Il vaut mieux prévenir que guérir. Organiser
une razzia, entre la préparation et l'exécution, ça occupe bien sa
journée.
On est partis à cinq. Ce
n'est pas encore la surpopulation dehors, on peut faire plusieurs pâtés
de maisons sans tomber sur une horde. Il vaut quand même mieux rester
discret. Les allergiques qui éternuent à tout bout de champ et les
obèses à la respiration lourde n'ont pas fait long feu. C'est sûr que
pour survivre la mobilité est importante, mais c'est surtout la
discrétion qui est essentielle. Réussir à fuir devant une meute c'est
bien, ne pas se faire repérer par elle c'est mieux. Donc l'expédition se
résumait à seulement cinq personnes, pas trop chargées. Cinq : moi,
truc, bidule, machin et l'autre. Non je ne m'embête pas à me rappeler
tous les noms, ça n'a aucune importance ; comme ça je n'aurais aucun
remord à en laisser un se faire dévorer pendant que je fuis. Pour la
petite histoire, truc c'est une fille avec une sacrée paire de
couilles ; et l'autre c'est un mec qui a dû se les faire confisquer
(dans le genre parodie d'homosexuel).
« Faites l'amour, pas la
guerre ». Avec toute ma frustration sexuelle, désolé pour les hippies
mais j'ai la hargne d'un guerrier. Je ne suis pas suicidaire au point
d'aller les chercher, mais si les zombies s'amènent, je ne me ferai pas
prier pour leur défoncer gentiment la gueule. Quitte à citer des slogans
vides de sens, je préfère celui des gangs ricains « tuer ou être tué ».
Le plan reste toujours le même : qu'il y ait guerre ou non aujourd'hui,
ce soir il faut que j'emballe.
Je ne sais plus trop
comment le groupe s'est retrouvé séparé. Dans la panique on ne fait pas
bien attention. Quoi qu'il en soit je me retrouve maintenant en tête à
tête avec l'autre tafiole et une ribambelle de zombies. Il ne manque
plus que la techno pour faire défilé de la gay pride. Sérieusement je
n'ai rien contre les pédés, mais l'entendre pousser des hurlements
stridents en sautillant et en agitant ses mains comme s'il avait du
vernis à faire sécher, je n'en peux plus. S'il continue, je vais
l'envoyer pleurnicher dans la fosse aux lions. Ça devrait faire
distraction, le temps que je trouve une échappatoire.
D'autant qu'à ce sujet
les options manquent. Nous sommes au fond d'une ruelle, donc dans notre
dos un mur, à droite un mur et à gauche un mur. Reste, en face, environ
une vingtaine de cadavres dégingandés. S'il y avait eu un concert de
black-métal dans le coin le doute aurait été permis, là c'est plutôt la
certitude d'y passer. De chaque côté les murs dépassent les trois
étages, et je n'ai pas les super-pouvoirs des héros en collants qui
permettraient de franchir ces obstacles.
Le mur de derrière
semble plus accessible que les autres, mais fait au moins cinq mètres de
haut. En faisant une courte-échelle c'est jouable. Je vois que mon
compagnon d'infortune en est arrivé à la même conclusion. Chacun doit
essayer de convaincre l'autre qu'il doit y aller en premier. Sur ce
point je suis mal parti : il est taillé comme une biscotte, il n'y a
aucune chance qu'il réussisse à me porter assez haut avec les brindilles
qui lui servent de bras. Je pourrai probablement le hisser, mais
ensuite il ne pourra pas me tracter. Dans tous les cas je l'ai profond.
Alors il reste le
suicide. Sauf que j'ai une batte et mon voisin un club de golf. C'est
efficace contre les zombies et n'a pas l'inconvénient de nécessiter des
munitions. Par contre pour se suicider c'est loin d'être l'idéal.
J'espère que je ne souffrirai pas trop... Sans conviction.
Foutu pour foutu, autant
faire une dernière bonne action. Je n'ai jamais pu piffrer l'autre
follasse, mais autant lui donner une chance de s'en sortir. Je lui fais
la courte-échelle et lui ordonne de dégager le plus loin possible.
Quitte à crever, autant m'éviter ses hurlements d'adolescente face au
dernier boy's band à la mode.
Bon, finalement ce n'est
pas ce soir que je baiserai... je vais plutôt mourir. Je savais bien
que ça finirait par arriver, mais avouez que le timing est
particulièrement mauvais. Et une fois transformé en zombie avec la peau
en décomposition qui se détache de mon visage ça m'étonnerait que j'aie
des masses d'occasion de conclure. Ça se trouve d'ailleurs mon pénis
sera la première chose à pourrir et tomber ; et là je pourrai
littéralement me le mettre sur l'oreille. C'est tout de même étonnant
que ce besoin de se vider les couilles à tout prix vienne m'assaillir
même au moment de la mort. Dans dix secondes je ne serai plus de ce
monde que sous la forme d'une sorte d'alcoolique boiteux avec
« Aaaaahhhh » comme seul vocabulaire. Mes attributs virils devraient
vraiment être le dernier de mes soucis. Bon bah adieu les vivants... et à
bientôt.
***
Je n'ai plus ni
conscience, ni remord. Qu'est-ce que ça fait de moi ? Un Übermensch ? Ou
un sous-homme ? Ou même pas un homme du tout ? Finalement je n'ai pas
tant changé que ça... toujours ces mêmes interrogations sémantiques.
Cogito ergo sum, je pense donc je suis. Le seul problème c'est de
définir le quoi. L'introspection ne m'aidera pas forcément à
grand-chose, mais au moins ça occupe un peu ; il n'y a pas des masses
d'occupations pour un zombie dans le coin.
Qu'est-ce qui a vraiment
changé ? Maintenant je dois chasser des humains pour me nourrir si je
veux survivre. Même sans être un modèle de vertu je ne l'aurai
probablement pas fait par le passé. Tout du moins je me dis que je
n'aurais jamais tué quelqu'un sans une bonne raison. Mais le besoin de
survivre, ne serait-ce pas une bonne raison ? C'est tout de même une
question de vie ou de mort ! À moins de recommencer à ergoter sur la
sémantique en mettant en doute le fait que je ne sois pas réellement en
vie.
Alors il ne reste que
l'élocution. C'est vrai que dans ce domaine j'ai pas mal régressé. Mais
mes poumons ne fonctionnent plus d'un côté, ma langue et mes cordes
vocales commencent à pourrir de l'autre ; vous reconnaîtrez que c'est
bien handicapant. D'autant qu'au moment où je cherche à verbaliser mes
pensées, ces dernières ont tendance à s'embrouiller. Mon cerveau n'est
plus fourni en oxygène et en sucre de manière aussi efficace
qu'auparavant. Je suis dans une sorte de brouillard, comme après une
soirée à abuser de la boisson et de l'herbe ; l'euphorie en moins.
Finalement, je me dis
qu'en dépit de la situation je n'ai pas vraiment changé. Je suis resté
le même fils de pute. Ce n'est qu'une expression bien sûr, j'ai trop de
respect pour ma mère ; et pour les prostituées. Quoi qu'en mettant le
sujet de la prostitution sur le tapis, je réalise que je suis bien moins
obnubilé par le sexe que précédemment. Finalement pour un mec, devenir
zombie c'est semblable à arrêter de penser avec sa bite pour penser avec
son estomac. Le niveau intellectuel reste inchangé, de ce que je peux
en juger. En même temps je ne suis pas forcément le mieux placé pour
évaluer sur moi-même une éventuelle dégradation cognitive.
Est-ce que je regrette
ma vie d'avant ? Un peu difficile à répondre. Vivre sous la menace des
zombies, non ! Ma vie d'avant n'était pas si terrible que ça non plus.
Presque trente ans, célibataire, au chômage, à jouer aux jeux vidéo dans
le garage de papa et maman... En même temps, ça ou zombie, je crois que
je préférerais encore le chomdu et les branlettes devant des sites
pornos, aussi triste que cela puisse paraître.
L'instinct grégaire est
toujours là en tout cas. Je suis resté avec la meute qui me bouffait les
intestins il y a encore peu de temps. Ils en avaient plus besoin que
moi. Pourquoi ils m'ont laissé devenir l'un des leurs plutôt que de me
bouffer complètement je ne saurais le dire. Peut-être que ma tête leur
revenait. On n'en n'a pas vraiment parlé, leur lexique est à peu près
aussi fourni que le mien. On fonctionne de manière tacite ; on sait
qu'avec notre pointe de vitesse d'asthmatiques, notre seule chance
réside dans notre nombre, donc on reste en meute. Survivre en groupe
avec des inconnus, plutôt que mourir seul. Finalement rien n'a vraiment
changé.
Dans la mort, comme chez
les supporteurs de Liverpool, c'est la règle du « You'll never walk
alone ». Mais sans corde vocale c'est difficile de chantonner...
Dommage, une troupe de zombies qui chantent comme un groupe de hooligans
de retour du pub ça serait marrant. Être humain c'est « je pense donc
je suis », être un zombie c'est « je ne pense pas donc je te suis ».
Maintenant c'est « crève
et marche », le grand défilé de la zombie pride ; juste moins coloré
que celui des homosexuels. Et il y a moins de musique et un peu plus de
tripes à l'air aussi. Une fois presque mort, la notion d'organe interne
perd de sa pertinence. Vous vous demandez comment on arrive à marcher
ainsi en rythme sans tempo ? Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de
musique qu'il n'y a pas de tempo. Il n'y a plus de sang qui y circule
pourtant je sens toujours battre mes tempes. Je ne sais pas ce qu'il s'y
passe, je pense que je ne veux pas le savoir, mais le battement est
bien là. Comme un tambour dans mon crâne. Il me guide sans direction. Je
sais que mes compagnons suivent le même signal ; mais j'ignore d'où je
le sais. Alors on avance au pas, parodie d'armée ou parodie d'humanité.
Des soldats pour la guerre ou des moutons pour l'abattoir ? Au moins
toutes ces questions que l'on se pose ne sont plus un frein, mon
contrôle sur mon corps n'est que minime. Je suis passager de ma propre
carcasse en pilotage automatique. Il existe un nom en psychologie pour
ça, mais je ne suis pas psy. La zombification a fait de moi un
schizophrène, vous pensez que c'est une excuse valable pour
Saint-Pierre ? En même temps je m'en fous, je suis athée... C'est un peu
trop tard pour commencer à me soucier de mon âme, de mon karma ou de
quoi que ce soit du genre.
Enfin de la viande
fraîche en vue. Ou à portée de sens. Ce n'est pas vraiment une question
de vue, ni d'odorat. D'ailleurs vous verriez le nez ou les yeux de
certains d'entre nous, aucune raison que ça fonctionne encore. Disons
que comme tous les autres sens tombent en rade un par un, on finit par
en développer un sixième. C'est peut-être lié avec ce tambourinement qui
nous guide.
Un groupe de trois
vivants. Je ne saurais pas dire s'ils font partie de mon ancien groupe.
Ma mémoire est défaillante. C'est dommage je connaissais la cachette de
mon ancien groupe, on aurait pu faire un gueuleton si je m'en rappelais.
Trois proies équipées d'armes contondantes. Nous sommes désarmés, mais
presque cinquante. Bon appétit !
La logique voudrait dans
une telle situation de ne pas se mettre en première ligne. Nous sommes
plus lents et plus faibles ; notre seul avantage est le nombre. On sait
que les premières lignes vont morfler grave. C'est de la pure logique.
Être au fond n'est pas une bonne stratégie non plus, c'est uniquement
l'assurance de garder le ventre vide. Mais il faudrait laisser quand
même un peu de chair à canon devant. En toute logique, même une fois
zombie on ne veut pas mourir. Si on cherche à manger n'importe qui et
n'importe quoi c'est quand même pour faire perdurer notre vie, ou
non-vie (question de point de vue). Bref, j'ai conscience que ma
présence en première ligne est à l'opposé du bon sens. Et pourtant j'y
suis. Il n'y a pas à dire, la mort ça rend con, les connexions ne se
font plus correctement et bye-bye la logique. Lucide peut-être, mais con
sans aucun doute.
Bon, c'est réglé. J'espère au moins que la seconde mort sera moins douloureuse que la première. Et un peu plus définitive.
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