lundi 22 août 2016

Mort(s) – Préface

Je publie ici à l'occasion du Ray's Day 2016 la préface que j’ai rédigée pour la prochaine anthologie des Artistes Fous « Mort(s) » (à paraître… le plus tôt possible, j’espère). Cette préface est sous licence CC-by-nc-sa jusqu’à la sortie officielle de l’anthologie (moment auquel elle passera en CC-by tout court).
L'anthologie est disponible (15€ pour la version papier, gratuit pour la version ebook sur Le site des Artistes Fous Associés ou à lire en ligne sur la plate-forme wattpad).

Jusqu’à ce que la mort nous réunisse – Préface


Difficile de faire un thème plus universel que la mort, il suffit de voir le succès de notre appel à textes (environ 200 participations) pour comprendre que c’est un sujet qui parle à tout le monde. Toute chose a une fin et la mort est peut-être celle qu’on connaît le mieux et le plus mal. Tout le monde est confronté à la mort pourtant, si l’on met de côté les connaissances biologiques, on ne sait pas vraiment l’appréhender.
Il y a la mort en elle-même bien sûr, le décès qui fascine et terrifie par son caractère définitif. On construit toute sa vie dans la connaissance de sa finitude. Son dénouement pousse à faire les choix qui vont dicter le chemin qu’on suit : vivre sainement et repousser au plus tard l’inéluctable ou vivre vite et mourir jeune comme James Dean. Elle fascine par son inéluctabilité et son imprévisibilité ; ce qui en fait un thème si riche, probablement celui le plus représenté dans les arts ; alimentant tous les fantasmes : Éros n’est jamais loin de Thanatos.
Mort et Vie sont deux faces d’une même pièce. Et quand on parle de la mort dans la culture et l’inconscient collectif on parle aussi de son pendant : l’immortalité. Du Lazare antique au zombie moderne, ceux qui trompent la Faucheuse sont fascinants et effrayants. Car ils sont contre-nature : usurpant l’attribut d’un dieu ou s’affranchissant de la biologie selon les époques et les points de vue ; comme des avatars d’un fantasme tabou.
La Mort, la Vie, mais dans ce thème il y a aussi l’Après-Vie. Le trépas n’est-il qu’une fin ? Bien sûr les religions et certaines philosophies ont la réponse et prétendent que ce n’est pas « 42 » : l’Enfer, le Paradis, le Purgatoire… ou plutôt les Enfers, les Paradis et les Purgatoires ; car dans l’inconscient collectif il y en a une variété incroyable. Sans oublier la réincarnation… et toutes les variations et hybridations de tous ces concepts. L’imaginaire est peuplé de ces univers ouverts à l’exploration. Et nos genres de prédilection dits « de l’imaginaire » ont toujours eu une affinité pour de tels univers ; une forte accointance qui fait de ces thèmes des incontournables.
La mort c’est aussi le deuil : on nous apprend dès la jeunesse à cohabiter avec les vivants, pour les morts il faut apprendre « sur le tas ». Car chaque vie est comme une lumière laissant une trace sur un film photographique ; et quand elle prend fin, elle laisse une ombre. Rares sont ceux qui disparaissent dans une totale indifférence et il y a toujours des gens qui doivent composer avec cette ombre. Alors nos vies et notre imaginaire sont peuplés de fantômes – plus ou moins métaphoriques.

Un seul mot, à la définition sans équivoque, et cependant un thème portant une variété infinie d’histoires possibles. Nous ne sommes pas les premiers et ne seront pas les derniers à proposer une anthologie sur un sujet aussi universel. Mais il nous semblait intéressant de livrer notre vision, comme lors de chacune de nos anthologies, une vision décalée et pourtant sérieuse, une vision « folle » et pourtant pertinente. Bref ce qui a toujours fait les Artistes Fous : un ensemble d’auteurs et d’illustrateurs tellement hétéroclites que l’ensemble est cohérent.
Et dans ce sens, s’attaquer à un tel sujet était presque une obligation. Tous les artistes ont leur mot à dire à son propos. Cette anthologie s’inscrit donc dans la continuité de notre ligne éditoriale d’aborder de grands thèmes classiques de la littérature avec notre propre vision ; en gardant les sujets plus impertinents pour notre collection de contes…
Une continuité qui passe par le retour de fous de la première heure, de fous occasionnels et de nouveaux internés qui nous rejoignent à cette occasion. Un mélange nécessaire entre patrimoine et renouvellement permanent, car comme un organisme vivant c’est en luttant contre l’inertie qu’on évite la mort (rattrapage aux branches, check). Une anthologie sur la mort afin de proclamer que nous restons et resterons vivants.

Vous retrouverez donc dans ces pages tout ce qui fait le sel de ce grand thème, tout ce qui fait le sel des littératures de genre et tout ce qui fait le sel de nos anthologies. Vous y affronterez la mort, implacable et inéluctable (Ne va pas par là, Le mécanisme de la mort du langage) et le fantasme humain d’avoir un contrôle sur sa propre fin ou celle d’autrui (Mammam-IA, Venus Requiem) mais aussi l’immortalité et sa quête folle (Demain sera un autre jour, Die Nachzehrermethode, La dette du psychopompe) et finalement l’aboutissement de tout ça, dans le deuil et les rites mortuaires (Tri Nox Samoni, Le Chemin de la Vallée inondée, Le fils du tyran).
Bien sûr nous ne vous laissons pas en terrain inconnu et vous retrouverez des figures familières et incontournables avec la Grande Faucheuse (Le moine copiste et la Blanche-Face, Oh oui…) et malgré l’absence de zombies classiques vous croiserez des morts-vivants hors normes (Robô, Le temps des moissons) et pléthore de fantômes (Ambre Solis, Les âmes de la foire, Délivre-nous du mal, Le manoir aux urnes).

Comme toute vie, une préface doit avoir une fin. Alors n’épiloguons pas, je vous laisse avec les dix-huit auteurs qui ont su déployer une imagination mortelle pour vous divertir.

Vincent « Vinze » Leclercq,
secrétaire de l’association et co-anthologiste.



dimanche 21 août 2016

Poussière et octets

Cette nouvelle inédite (qui traînait dans un "tiroir" depuis au début 2014) est publiée sous licence CC0 à l'occasion du Ray's Day 2016.

Poussière et octets


Ce n’est pas la réalité. L’inspecteur de police a été clair. Ma conscience a été digitalisée et insérée dans cette simulation pour une reconstitution ; dans l’état mémoriel d’avant les événements, les souvenirs dans le subconscient rejailliront au fur et à mesure d’imperceptibles stimuli. Subjectifs par nature, ils ne sont pas recevables pour un procès, mais l’inspecteur en étant témoin de ceux-ci, et à l’aide de l’enregistrement, pourra entamer son enquête avec des certitudes plutôt que des hypothèses. Il est beaucoup plus complexe de falsifier sa mémoire que de mentir pendant un témoignage, c’est tout l’intérêt d’organiser cette reconstitution en réalité virtuelle : recueillir les souvenirs des témoins, surtout si le programme permet d’enregistrer les choses au moment de leur remémoration, sans laisser le temps à la personne de les suranalyser, les rendant encore plus subjectives.
Quand je regarde autour de moi, seule une discrète marque en filigrane au coin de l’œil est là pour indiquer que ce n’est qu’une simulation – défaut codé à dessein au cœur du programme pour le distinguer de la réalité dont il peut être une reproduction si réaliste. La salle d’interrogatoire est impressionnante : les murs blancs immaculés en rendent les contours indistincts, en déterminer la dimension exacte est impossible et entraîne une étrange impression d’immensité claustrophobique. La chaise comme on s’y attend dans une salle d’interrogatoire ne permet pas d’être installé confortablement ; trop dure, elle grince dès qu’on s’agite dessus pour passer d’une position inconfortable à une autre qui ne l’est pas moins. La table sur laquelle j’ai reposé mes mains est froide. L’inspecteur face à moi est indéniablement humain, aussi vraissemblable que la fumée de sa cigarette qui m’irrite le nez et les yeux. Je m’apprête à protester contre le tabac, avant de réaliser que je ne risque pas grand-chose dans une simulation informatique. À moins que le réalisme soit poussé jusqu’à simuler des cancers au bout d’années de tabagisme passif virtuel.
L’inspecteur finit par me sortir de mes réflexions, me rappelant que je suis ici pour mon témoignage. Il me demande de commencer. Ça me revient...
<< Je dormais quand un bruit me réveilla.
Un scintillement agite les murs de la salle d’interrogatoire, se faisant de plus en plus fort, puis tout ce qui constitue la pièce se dématérialise, une fragmentation complète qui brouille ma vision. Les pixels se mettent en mouvement, tournant autour de moi en spirale avant de changer de forme, de taille et de texture pour recomposer un nouveau décor. La simulation suit mes souvenirs au fur et à mesure qu’ils me reviennent. Je suis dans ma chambre à coucher, j’ai même retrouvé mon pyjama. L’inspecteur se tient dans un coin de la pièce encore plongée dans la pénombre. Heureusement que j’ai perdu l’habitude que j’avais adolescent de dormir nu ! Je reproduis les gestes d’hier...
<< Assis au bord du lit, j’enfilai mes pantoufles.
Le souvenir du rêve interrompu s’estompe. Des bribes de celui-ci me sont-elles revenues avant de disparaître à nouveau ou est-ce seulement cette impression qu’il m’échappe ? Est-ce que j’oublie un souvenir ou est-ce que je me souviens d’un oubli ? Le sentiment de déjà-vu est oppressant ; toutes ces questions sans réponses me plongent dans un début de vertige difficile à combattre. Il est plus simple de ne pas s’en occuper et rester sur la reconstitution.
Un raclement de gorge de l’inspecteur dans mon dos me fait sentir qu’il est important que je me souvienne le plus clairement possible des événements. Pour m’aider, je prends une grande inspiration et sens mes poumons s’emplir d’air puis se vider. Mais au lieu de me concentrer, je ne peux m’empêcher de m’interroger. La simulation ne semble pas se contenter d’une vague vraisemblance ; pour atteindre un tel degré de réalisme, va-t-elle jusqu’à modéliser chaque molécule de l’air environnant ? Ou même jusqu’aux interactions entre électrons, protons et neutrons ; voire aux forces élémentaires qui régissent l’univers physique ? Je ne me suis jamais intéressé à la question et le moment n’est peut-être pas idéal. Trêve de divagations, restons sur l’objectif initial de cette respiration : ma mémoire.
<< Je me levai pour vérifier d’où venait le bruit qui m’avait réveillé.
Réagissant à mon mouvement, le variateur allume progressivement la lumière dans la chambre. Je ne peux m’empêcher de m’arrêter devant le miroir en pied pour m’observer. Est-ce vraiment ce à quoi je ressemble ou la perception que j’ai de moi-même ? Impossible de le dire, dans ce domaine je ne peux pas prétendre à l’objectivité. Il manque peut-être la disgracieuse cicatrice au-dessus de l’œil droit, héritée d’une blessure de jeunesse. Non, elle est bien présente ! L’environnement s’adapte à ma mémoire, peut-être m’a-t-il suffit d’y penser pour la faire apparaître ; ou bien j’ai imaginé son absence alors qu’elle a toujours été là. Un nouveau raclement de gorge de l’inspecteur me rappelle à mes obligations... à moins que fumer dans une reconstitution virtuelle ne soit mauvais pour la gorge. Je dois reprendre le scénario de la veille. Je m’applique sur l’exercice de respiration qu’un ami adepte du yoga m’a appris il y a quelque temps ; si ça m’aide à me concentrer pour le travail, ça m’aidera peut-être aussi pour mes souvenirs.
<< J’appuyai la main sur la poignée et entrouvris la porte.
Aucune lumière ne filtre du rez-de-chaussée ; un léger bruit se fait entendre. Rien de très distinct, peut-être le chat de la voisine est-il encore entré en douce par une fenêtre entrouverte. Je vais devoir courir dans toute la maison pour le chasser mais ensuite je pourrai me recoucher. Je me rappelle mon agacement ; non, je ressens de l’agacement.
<< Je descendis les escaliers sur la pointe des pieds sans prendre la peine d’allumer la lumière.
J’ignore ce qui me pousse à vouloir surprendre le visiteur félin, à l’observer dans son invasion sans qu’il n’ait conscience de ma présence. Mon excès de discrétion a quelque chose de comique, j’ai l’impression de jouer les cambrioleurs en ma propre demeure. C’est absurde, l’animal est nyctalope, je n’ai aucune chance de le prendre par surprise. Mais ça s’est passé ainsi – dans l’obscurité et sans bruit – alors je reproduis la situation à l’identique, ravalant toute ébauche de rire face au ridicule de mes actes.
<< Le bruit venait de la cuisine. J’avançai dans sa direction.
Un filet de lumière filtre sous la porte fermée de la pièce. Ce n’est pas un chat et je commence vraiment à m’inquiéter. Les événements ont déjà eu lieu et leur déroulement est inéluctable, je n’ai pas de raison de paniquer. Pourtant j’avais peur alors, c’est à nouveau le cas. Je continue à revivre tout à l’identique jusque dans mes réactions émotionnelles. Je jette un coup d’œil en arrière, l’inspecteur m’a suivi ; mais sa présence ne me rassure pas, je sais que ce n’est qu’un observateur qui n’interviendra pas dans la simulation. Elle ne fait qu’augmenter mon angoisse et le sentiment que les choses n’ont aucune chance de bien tourner.
<< Je regrettai de ne pas posséder d’arme. Et tous mes couteaux se trouvaient de l’autre côté de la porte, avec l’intrus.
Toujours cette impression de déjà-vu angoissante, presque paralysante. Et ce pressentiment que je ne dois pas ouvrir cette porte. Ou est-ce mon subconscient qui se souvient ? J’ai beau faire l’effort, mes souvenirs me reviennent au fur et à mesure que je les revis, impossible d’anticiper. C’est inéluctable, je vais l’ouvrir puisque je l’ai déjà fait.
J’ai une hésitation... je ne me rappelle pas avoir hésité. L’inspecteur attire mon attention comme à son habitude puis me renvoie à mes souvenirs d’un hochement de tête en direction de la porte, il veut s’assurer que je reste dans les rails. Le temps de calcul de la simulation coûte cher, autant aller directement aux souvenirs utiles au tribunal. Car je le réalise, si je suis ici c’est qu’un crime a eu lieu...
On ne m’en a rien dit pour que mon subconscient n’entrave pas le déroulement de la simulation mais on ne déploie pas de tels moyens pour attraper un enfant du voisinage venu voler une orange dans la corbeille de fruits. Ce n’est pas un délit qu’on cherche à élucider, la réalité virtuelle est principalement utilisée pour résoudre les crimes. La panique s’empare de moi : Je dois être là en tant que victime. Ou suis-je là sous un faux prétexte ? Pourrais-je avoir fait quelque chose de répréhensible et n’en garder aucun souvenir ? Est-ce un piège ?
J’ai besoin de savoir, j’essaie de forcer mes souvenirs pour me rappeler comment ça va finir. Le simulateur n’aime pas et je perds le contrôle : les faibles sources de lumière deviennent floues, les murs se mettent à osciller, le sol est mouvant. L’inspecteur m’empoigne et me secoue. Je ne sais pas trop ce qu’il me dit mais ça marche, je retrouve mon calme. Je ne peux pas changer le passé, autant faire correctement mon travail de citoyen en aidant au mieux les forces de l’ordre.
<< La clenche s’abaissa et la porte s’entrebâilla. Je pénétrai dans la pièce.
Suis-je bête ? Je n’y pense que maintenant mais je n’aurais pas dû entrer sans prévoir un moyen de me défendre. Tenir n’importe quel objet contondant me rassurerait un minimum. Mais devant la scène qui se déroule devant moi je pense que ce que j’aurais pris me serait tombé des mains sous l’effet de la surprise.
<< Elle se tenait là, naturelle en petite tenue, occupée à se préparer un en-cas.
« Oh chéri, j’avais une petite faim, tu veux un sandwich ? »
Qu’est-ce qu’elle fait là ? On n’est plus ensemble depuis des semaines. C’est vrai qu’elle ne m’a jamais rendu les clefs mais la rupture était pourtant on ne peut plus claire.
<< Elle reposa le beurre qu’elle avait dans les mains et me sourit.
« J’ai été chez le coiffeur, ça te plaît ?
— Je peux savoir ce que tu fais là ?
— Je viens de te le dire, j’avais faim.
— Non je veux dire ici dans la maison, pas ici dans la cuisine.
— Je ne comprends pas. Ce n’est pas la première fois que je reste dormir. »
<< Elle sourit comme si de rien n’était.
Amnésie ? Pourrait-elle avoir oublié les dernières semaines ? À nouveau l’inspecteur me signale sa présence et la raison de la mienne. Il semble vouloir que j’accélère pour aller à l’essentiel. Je fais un effort pour que les souvenirs reviennent le plus vite possible et la scène se met à dérouler en avance rapide. J’ignorais que c’était possible, je maîtrise probablement juste mieux mon contrôle sur mon environnement. Le dialogue était surréaliste alors ; passé en accéléré il devient ridicule. Mais je n’en ris pas – je suis trop concentré à me rappeler pour ça –, l’officier de police non plus, il garde son impassibilité ; l’accélération ne le gêne pas, tout est enregistré il pourra se repasser la scène à vitesse normale si un élément clef s’y trouve. Je m’étonne qu’il ne m’y ait pas poussé plus tôt, peut-être me laissait-il le temps de m’acclimater à la réalité virtuelle.
<< Anna ne comprenait rien. Je ne savais pas si c’était de l’amnésie ou si elle feignait l’ignorance.
J’essaie de lui faire prendre conscience de la situation.
<< Elle n’eut pas l’air de réaliser.
Elle m’agace encore plus qu’avant que je ne rompe. J’avais déjà des doutes sur sa santé mentale, ils sont devenus conviction. Je hausse le ton.
<< Elle se mit à hurler et pleurer.
Je crie plus fort. Je menace de la foutre à la porte de force si elle continue.
<< Elle me gifla.
Je l’attrape pour mettre mes menaces à exécution. Je le regrette mais quelques menaces verbales accompagnent cette empoignade un peu trop musclée.
<< Elle réussit à se défaire de l’emprise et me repoussa de toutes ses forces.
Je fulmine et me rapproche à nouveau d’elle le regard noir.
<< Elle se saisit d’un couteau posé sur le plan de travail.
Ça fait un mal de chien. Ce n’est qu’un souvenir mais la sensation est indissociable de l’événement. La lame pénètre mon abdomen et la douleur se répand dans tout mon corps, en étoile ; vers les côtes, vers les reins, descendant vers mes parties génitales, remontant vers mon cœur, mes bras et ma gorge. Des pulsations de douleur pure tout autour de la blessure. Et rien en son centre, je ne sens pas la lame, juste la vie qui coule le long de mes muscles abdominaux puis de ma jambe. Le sang réchauffe ma peau de l’extérieur au lieu de le faire de l’intérieur.
<< La chaleur s’échappa de mon corps et je commençai à grelotter. Ma meurtrière se mit à sangloter. Le froid gagna et je m’écroulai sur le carrelage de la cuisine qui avait déjà commencé à se maculer de mon sang.
Mes souvenirs sont revenus jusqu’au dernier, je suis mort.
Ça n’avait duré que quelques secondes. Je n’ai pas eu l’occasion de revoir ma vie se dérouler sous mes yeux pendant cette courte période, je n’ai revu que ma mort. La police sera sans doute satisfaite, elle va pouvoir arrêter la coupable ; et avec l’aide de cette reconstitution Anna n’aura aucun mal à s’en sortir en plaidant la légitime défense, l’irresponsabilité ou que sais-je de raison judiciaire qui dira que je l’ai mérité.
Et moi dans tout ça ? Mon corps est mort, je ne suis plus que conscience virtuelle, un simple écho de l’originale. Et le temps de calcul coûte cher ; maintenant l’enquête bouclée ils vont mettre un terme à la simulation et je vais mourir une seconde fois.
<< J’étais né poussière et je retournai poussière.
J’ai été ressuscité octets et vais retourner octets.

samedi 20 août 2016

Ma fin du monde

Cette micro-nouvelle a été publiée en 2012 dans l’anthologie « Fin(s) du Monde » (Éditions des Artistes Fous). Elle est ici republiée sous licence CC0.

Ma fin du monde


Je me tiens au bord du précipice d’un monde sur le point de s’écrouler… Les vagues s’écrasent sur le récif, insensibles. Je me tiens là, assis les jambes dans le vide ; les yeux posés sur un horizon qui n’a cessé de s’assombrir. Et je m’interroge sur ce qui me retient encore en haut de cette falaise. Sauter serait simple. Trop simple peut-être. Ai-je encore suffisamment d’amour-propre pour résister à cette solution de facilité ?
Ma fin du monde n’est pas brutale, elle s’est installé lentement, insidieusement. Ce n’est pas un raz-de-marée, c’est un cancer. Quoi qu’on peut soigner la plupart des cancers. Ma fin du monde est bien plus inéluctable que cela, mais je ne trouve pas de meilleure métaphore.
Le suicide serait le dernier geste de courage des lâches ? Il faut croire que je resterai un pleutre. Le vide a beau m’attirer, je ne peux pas lâcher ma prise ; je ne le veux pas. Je n’ai pas une telle affinité pour la vie ; c’est juste l’alternative qui ne me semble guère engageante.

Quand les premiers symptômes apparurent, il était probablement déjà trop tard. Mes espoirs étaient morts, alors apparut la première étape du deuil : le déni. Il est évident que ça n’avait aucune raison d’arriver. Pas à moi ! Pas à ce moment ! Même si ma vie était bien morne, je tenais à ses petites routines ; ce status-quo qui nous fait tenir dans l’espoir d’un lendemain meilleur – qui ne peut survenir, un espoir doit rester un espoir ; il n’y a rien de pire que d’avoir accompli tous ses rêves et se retrouver sans ambition.
La seconde étape sur la route du deuil est la colère. Évidemment, j’étais en colère ! On le serait pour moins. J’ai tout cassé. Le nez de mon patron d’abord ; mes relations sociales ensuite ; tous mes biens matériels aussi… Ce fut bien inutile. Je me sentais aussi vide qu’auparavant.
La troisième étape est le marchandage. Mais marchander quoi ? Et à qui ? Bien sûr j’aurai voulu revenir en arrière, tout annuler… Ne serait-ce que le mal que j’avais fait : mes proches ne méritaient pas cela. Adresser des prières à une figure divine qui m’avait abandonné ? À quoi bon ?
La dépression ! Le mot est lâché, c’est le quatrième stade. Le point de non-retour. J’aurai dû m’en douter. Je m’en doutai ; au moins au niveau subconscient. Alors que faire à ce niveau ? Se bourrer de pilules ? Un prisme pour ne plus voir la vérité en face… J’ai préféré affronter cette vérité.
C’est ainsi qu’on en arrive au dernier stade du deuil : l’acceptation. J’ai fini par accepter le deuil de ma vie et de mes espoirs. Ma fin du monde. C’est ce qui m’a amené au bord de cette falaise : il fallait que j’accepte la situation pour ce qu’elle était.

La mer semble déchaînée. Agitée de cette furie qui m’a quitté. Les vagues semblent vivantes. Autant de vies qui viennent se fracasser sur la roche en contrebas. Je pourrais rejoindre ces vagues ; ma vie aussi peut s’achever fracassée contre la falaise. Mais je me voile la face ; j’ai déjà pris la décision de rester à quai.
L’incertitude de la vie plutôt que la certitude de la mort.
J’ai perdu tout espoir, il me suffit d’en trouver un nouveau.
Mon monde a pris fin,
Un autre peut bien prendre la place vacante…

vendredi 19 août 2016

Tous les singes ne vont pas au paradis

Nouvelle initialement publiée en 2013 sur le madtelier d'écriture.
Version retravaillée publiée en 2013 dans Sales Bêtes ! (Éditions des Artistes Fous).
Republiée ici sous licence CC-by en juillet 2016 avant de passer en CC0 en août à l'occasion du Ray's Day 2016.

Tous les singes ne vont pas au Paradis


Personne n’avait bien vu ce qu’il s’était passé ; aucun témoin direct n’avait survécu. Quelques matelots avaient vu une ombre passer, de la taille et probablement du poids de plusieurs hommes, de la forme d’un gros singe. Tout le monde avait entendu les cris que la tempête ne suffisait pas à couvrir. Les cris de la bête ; et ceux des hommes et animaux massacrés. À cause des intempéries la plupart des officiers et des marins étaient calfeutrés dans les gaillards... Peu de ceux qui étaient de quart avaient survécu ; certains furent retrouvés déchiquetés sur le pont, d’autres avaient simplement disparu, le cadavre emporté par une vague ou ayant préféré tenter leur chance en plongeant au milieu de l’océan.
À l’aube, les deux chirurgiens descendirent en cale à la faveur des premières lueurs du soleil et d’une mer calmée. La cargaison n’y avait pas survécu : aucun des hommes parqués à l’avant ni des femmes et des enfants de l’arrière ; ni les animaux gardés pour fournir la nourriture du voyage. Tout n’était que chair sanguinolente et os brisés.

La journée s’annonçait horrible : il fallait se débarrasser de tous les cadavres avant qu’ils ne contaminent les victuailles restantes ; les corps des matelots, des esclaves et des animaux. Le capitaine était cloîtré en cabine et refusait toute requête. Perdre toute la cargaison était une catastrophe financière pour l’armateur ; mais pour le capitaine c’était la fin de sa carrière.

L’angoisse de la nuit à venir régnait à bord, car la bête y était forcément tapie, apportée au cœur d’un homme sûrement contaminé par la magie démoniaque qui régnait sur le continent africain. Les regards de l’équipage s’étaient tournés un temps vers « le nègre ». C’était sa première mission sur un bateau et il venait de ces contrées lui aussi. Mais il avait été baptisé, son âme ne pouvait pas être habitée par le démon. Et au moment de la tempête il était de corvée d’eau avec un mousse et le tonnelier. Ça ne pouvait être que l’un des esclaves. Et il fallait le débusquer avant que le soleil ne se couche pour céder place à la pleine lune qui, comme tout le monde le savait, baignait de sa lumière néfaste les sombres rituels des sorciers africains.

***

Cela faisait une vingtaine de jours qu’ils avaient quitté les côtes sénégambiennes. Il leur faudrait encore presque deux mois pour atteindre « Hispaniola », Saint-Domingue l’espagnole. Le trajet de France à Dakar s’était fait sans accroc.
Pendant que le capitaine négociait avec les autorités Ouolofs, les hommes profitaient dans les bordels de ce que les côtes d’Afrique pouvaient leur offrir. C’étaient leurs derniers instants à terre avant un trajet de plusieurs mois en mer. Bien sûr la cargaison contenait toujours des femmes, mais ce n’était pas pareil et il ne fallait pas se faire prendre à abîmer les biens d’autrui.

Le mal de crâne avec lequel le matelot Pierre se réveilla ce matin-là lui rappela que l’escale était également l’occasion de magistrales bitures. Comme celle de la soirée passée. Mais à bord l’alcool de qualité, comme le rhum des colonies, était réservé au capitaine et aux quelques officiers. Les matelots se contentaient d’un tord-boyaux encore plus mauvais que celui éclusé dans les rades minables de Dakar. Le capitaine devait bien se résoudre à ne pas avoir de meilleurs témoignages du massacre de la veille, avec plus de la moitié de l’équipage ivre mort qui n’avait rien vu et rien entendu.

Ils auraient dû faire plus attention aux discours d’ivrogne de ces marins croisés durant l’escale et à leur histoire de monstre. Leurs souvenirs étaient flous mais ces derniers prétendaient avoir chassé le roi des gorilles avec des autochtones un soir de pleine lune. Un monstre qui d’après la légende se tapirait au cœur d’un homme, un homme dont l’absence d’âme laisserait un vide suffisant pour porter ce mal.
Pierre et les autres matelots n’avaient pas porté beaucoup de crédit à ce témoignage empreint de folklore et la soirée avait viré à l’empoigne. Les deux chirurgiens de bord avaient eu beaucoup de travail ce soir-là pour soigner toutes les blessures – heureusement que les corps et les esprits étaient déjà anesthésiés à l’alcool – ; peu d’arcades sourcilières avaient résisté et les chirurgiens avaient également dû retirer de nombreux tessons de bouteille des cuirs chevelus et même soigner quelques cas de morsures.
Mais maintenant qu’ils avaient embarqué le monstre avec le reste des passagers, Pierre regrettait leur incrédulité. La journée avançait et la fouille méticuleuse du navire ne portait pas encore ses fruits. Une quinzaine de marins sur la quarantaine du départ étaient au rapport pour participer au ratissage. Le navire ne comptait donc plus qu’une quinzaine d’hommes de vivants à son bord ; plus le monstre.

***

Les chirurgiens étaient formels. Ils avaient tous deux recompté à plusieurs reprises. Avec le nombre de morceaux éparpillés à travers toute la cale – des bouts de bras encore attachés aux fers et de la chair jusqu’au plafond –, ils avaient finalement compté les crânes. Et le compte y était. Pas un seul esclave n’y avait réchappé. Le monstre ne se dissimulait pas au fond d’un de leurs corps sans âme.
Le tonnelier avait émis l’hypothèse qu’un des corps comptés pouvait être celui d’un membre de l’équipage. Après tout, avec ceux passés par-dessus bord, il était impossible de s’assurer du décompte. Mais aucun d’eux n’était censé se trouver dans la cale de nuit, et cette dernière était fermée de l’extérieur. Le charpentier du bord tenta de mettre tout le monde d’accord ; il était formel, l’écoutille avait été défoncée de l’extérieur : le monstre n’était pas sorti de la cave, il y était entré pour massacrer les esclaves s’y trouvant.
La créature avait pu bénéficier de l’aide de Satan pour rejoindre le pont par magie puis revenir dans la cale en défonçant l’écoutille pour y placer le cadavre mutilé et méconnaissable d’un matelot pour simuler sa mort. Certains semblaient ne s’accrocher qu’à cette hypothèse et à la prière.
Le capitaine avait d’ailleurs réuni les survivants sur l’entrepont pour une prière aux morts. L’aumônier n’avait pas survécu à l’attaque de la veille et il fallait improviser : Notre Père, Je vous salue Marie, une prière à Saint Érasme qui protège habituellement les marins pendant les tempêtes. Chacun jetait des coups d’œil à ses voisins, guettant un éventuel signe de dissimulation du démon. Mais tous s’efforçaient d’être le plus pieux possible ; le salut n’est-il pas promis aux vertueux ?

***

Le soleil commençait à plonger face au bateau et l’inquiétude montait. Ce dernier avait été fouillé de la cale à la poupe sans débusquer aucun passager clandestin. Tout était anormalement calme, laissant présager une autre nuit de tension ; personne n’allait dormir, et personne n’allait se saouler comme la veille.
Mais peut-être le monstre resterait-il caché, repu de la veille. Les traces de dents sur les cadavres trouvés ne laissaient pas de doute : ce n’était pas un massacre gratuit, c’était un festin. Quelques centaines d’esclaves et une vingtaine de marins y étaient passés ; et si la créature avait laissé beaucoup de viande sur les corps, la quantité ingurgitée ne pouvait être qu’énorme.
Tout le monde avait touché la croix et bu l’eau bénite. Le démon n’avait pas été débusqué. Il ne restait donc plus qu’à prier qu’il ne se réveille plus. Le capitaine avait dérouté la course du bateau vers les îles portugaises du Cap-Vert ; à bord il était impossible d’établir une quarantaine pour trouver la personne infectée.
Les marins comptaient sur Saint Érasme le grand thaumaturge pour chasser une nouvelle fois le démon. Ô noble et glorieux évêque, St Érasme, aide dans les maux corporels et protecteur de ceux qui sont persécutés. Car le roulis semblait annoncer le retour de la tempête aussi forte que la nuit précédente, de celles porteuses de mauvais présage.

***

Tout le monde s’était armé. Le capitaine avait le seul mousquet à bord mais ce n’étaient pas les pièces contondantes qui manquaient sur un navire. Pierre avait opté pour une planche de bois de laquelle dépassaient trois clous rouillés, le charpentier pour une portion de lanière en métal qui cerclait habituellement les tonneaux et presque tous les couteaux de la cuisine étaient de sortie.
Les survivants étaient rassemblés sur le pont, regardant le soleil plonger dans la mer, attendant que la nuit dévoilât toute la lumière de la lune déjà pleine dans le ciel. Chacun jaugeait les autres, finissant de faire monter la suspicion qui grandissait depuis l’aube. Et tous attendaient le démon, prêts à en découdre.
Seul Thomas, de son nouveau nom de baptême, l’Africain de l’équipage, observait la scène légèrement en retrait ; avec la même appréhension et sous les yeux tout autant scrutateurs de ses camarades. Mais s’il avait rejoint les blancs et s’était fait baptiser, c’était aussi pour fuir la violence : la violence des Ouolofs à l’égard des leurs qu’ils n’hésitaient pas à vendre en esclaves aux blancs ; la violence de la magie noire qui habitait certains recoins de son continent également. Il se signait avec la ferveur des nouveaux convertis, redoutant l’arrivée du démon et l’affrontement inéluctable.

Le rouge tirait au noir et tous les regards ne cessaient de balayer la scène, à l’affût du premier signe démoniaque. Tous les muscles se contractaient alors que l’ambiance se tendait. Dans la lueur rougeâtre d’un ciel finalement déserté par le soleil, la lune prenait possession de son royaume. Et la lumière que renvoyait maintenant l’astre venait de quitter les yeux du matelot Jacques ; son visage, miroir de l’âme, n’avait plus rien à refléter. L’ustensile de cuisine qu’il tenait si fermement quelques instants auparavant quitta sa main pour tomber sur le pont d’un bruit mat. Aucun doute ne pouvait subsister alors que ses traits se figeaient et que de petits soubresauts commençaient à agiter son corps.
Un coup de feu du capitaine dans le ventre de l’homme en cours de transformation lança le pugilat. Un cercle se forma autour de Jacques qui finit rapidement en un amas de chairs sanguinolentes sous les coups répétés de ses camarades. Il était comme interrompu dans un état intermédiaire, ni humain ni animal. Mais tout laissait à penser qu’il était mort.
La créature ne respirait plus. Mais le diable était fourbe et il lui arrivait de redonner vie aux cadavres. Dans le doute, le capitaine ordonna que la tête fût séparée du corps. Tandis que cette première était installée en poupe pour conjurer le mal, le corps, lui, était jeté en mer.
Thomas, resté à l’écart, était terrifié par ce qu’il percevait au fond des yeux des matelots alors qu’ils nettoyaient le sang de la victime qui les avait maculés ; le regard du malade qui a trouvé l’excuse socialement acceptable pour s’abaisser à ses plus bas instincts.

***

La cargaison était perdue et la carrière des survivants compromise ; mais le soulagement était le sentiment dominant tandis que le navire se dirigeait vers les îles portugaises où le reste de l’équipage pourrait envisager de penser à se reconstruire un avenir. Et la troisième et dernière nuit de pleine lune s’annonçait plus calme que les précédentes.
Tout était rentré dans l’ordre, pourtant l’ambiance était lourde et le soulagement paraissait incomplet. Personne n’avait daigné toucher son souper. L’un des chirurgiens redoutait un début de maladie ; l’autre lui objecta que les événements des deux jours passés étaient la seule raison de ce contrecoup. Rien n’y faisait, le cœur n’était pas à la fête.

Thomas était à côté de Pierre quand la transformation commença. Il tenta de fuir vers le pont, pour y trouver le capitaine et un matelot en cours de métamorphose. Quelques instants plus tard, il plongeait à l’eau pour fuir la quinzaine de singes géants se battant entre eux et mettant le navire en pièces. La noyade l’empêcha de voir les eaux avaler le bateau et les monstres à son bord. Mais c’était peut-être un sort préférable qui lui permettrait probablement d’accéder à une place aux Cieux, là où ceux qui n’hébergent nul démon en leur âme ont le droit d’entrer.

jeudi 18 août 2016

Johnny I hardly knew ye

Nouvelle publiée en CC0 à l'occasion du Ray's Day 2014 (before it was cool... non c'était cool dès la première édition).

Et j'en profite pour annoncer que j'ai publié toutes mes nouvelles déjà disponibles en ligne... Les prochaines publications seront donc des nouvelles que je libérerai en CC0 à l'occasion de la troisième édition du Ray's Day (ce lundi). Ensuite je ne sais pas si je publierai beaucoup, n'étant plus productif et ayant fait le tour de mes nouvelles "publiables" (donc j'ai pas ressorti les merdes illisibles de débutant), mais en faisant le tri je trouverai peut-être...

Johnny I hardly knew ye


Laissez-moi vous raconter mon histoire : elle débute à la sortie d'un hôpital et s'achève par des funérailles, un peu comme la vie mais en plus court. Deux événements séparés de moins de trois semaines qui scellèrent la vie militaire d'un jeune soldat à qui la vie avait probablement trop sourit ; il s'appelait Johnny et n'eut jamais l'occasion d'être plus qu'un figurant. Mais tout d'abord il est nécessaire en préambule d'expliquer un peu le contexte et la raison qui me virent rejoindre ce lit d'hôpital.
Nous venions de remporter la première bataille de Kawelin, dans le système d'Elidon, quelque part dans la galaxie – difficile d'être plus précis, je ne suis pas astrogateur. Le Saint-Patrick avait été envoyé avec le Washington pour écraser la rébellion kaweline dans l'œuf – difficile de préciser le contexte de la révolte, je ne suis pas politologue. Après de longues minutes de feu nourri des artilleries lourdes sur le satellite de défense kawelin et sur leurs croiseurs, l'amiral O'Keefe, en concertation avec l'amiral Hall du Washington, avait lancé les premières vagues de chasseurs. Je me lançai donc à la tête de mon escadrille pour une série de manœuvres visant à mettre hors d'état de nuire les forces adverses tout en limitant au maximum les dégâts. Il fallait mater la rébellion mais endommager le moins possible les infrastructures de la planète en prévision du moment où serait restaurée l'autorité impériale.
Les rebelles n'avaient pas tardé à envoyer leurs propres chasseurs en interception. Le rapport était de cinq contre trois en notre faveur. Suffisant pour espérer atteindre la plupart de nos objectifs ; trop juste pour espérer s'en sortir sans casse.

While goin' the road to sweet Athy, hurroo, hurroo
While goin' the road to sweet Athy, hurroo, hurroo
While goin' the road to sweet Athy
A stick in me hand and a tear in me eye
A doleful damsel I heard cry,
Johnny I hardly knew ye.

Je suis en formation avec Keenan à ma droite et Craig à ma gauche, Irish Rasta entouré de Bear et Mimi se tient sur nos arrières afin de les couvrir. Pendant que les yanks se chargent des chasseurs lancés à notre rencontre, notre objectif est le satellite de défense. Malgré les tirs d'artillerie, leurs batteries continuent de nous canarder. Ça tire dans tous les sens mais, comme souvent dans ce type d'affrontement, peu de tirs font mouche. Mais le but est rarement de descendre un maximum d'ennemis comme le pensent la plupart des bleus désirant se faire un tableau de chasse. C'est comme une partie d'échec : les tirs servent à faire barrage, pousser l'adversaire à la faute, l'obliger à abandonner son objectif. Et là les objectifs sont clairement définis : nous devons faire sauter les batteries de défense, les Kawelins doivent nous en empêcher et les yanks doivent les empêcher de nous en empêcher ; de leur côté, les escadrilles restantes du Saint-Patrick se chargent des croiseurs ennemis, endommagés mais pas encore hors-service. Le principal danger pour nous reste ces batteries de défense du satellite dont les obus à fragmentation peuvent percer la coque de nos chasseurs. Les premiers tirs de barrage adverses ne tardent pas, je gueule mes ordres dans le communicateur « 40° Sud » et Keenan et Craig me suivent en piqué. « Redressez 30° Nord ». Le groupe du rasta répond aux tirs dès que notre manœuvre nous sort de leur ligne de feu. Pendant ce temps, les yanks arrivent en deux groupes de cinq par le flanc tribord, le premier à l'horizon, le second au sud. Un troisième groupe semble s'éloigner pour prendre les assaillants à revers. Je laisse notre escorte vider ses munitions – les nôtres, réservées au satellite, restent au chaud. Comme prévu le comité d'accueil se sépare en deux groupes, le plus petit détachement plonge à notre poursuite tandis que le second tente d'opposer une résistance aux chasseurs du Washington. « 60° Nord-Ouest, en accélération ! » La manœuvre me colle au fond de mon baquet. Mes ailiers me suivent toujours à la trace. Normalement nos poursuivants devraient hésiter avant de nous poursuivre, au risque de se faire allumer au flanc par notre groupe de queue. Juste le temps pour moi d'ordonner une plongée vers le satellite à vitesse maximale. D'après les comptes-rendus lacunaires que j'obtiens par radio, nos adversaires ont plutôt bien joué le coup : ils ont concentré un tir nourri sur Irish Rasta et son unité pour les obliger à rompre leur formation avant de nous prendre en chasse. Malheureusement pour eux, nous avons eu juste le temps qu'il fallait pour mettre suffisamment de distance entre eux et nous et foncer droit au but.
Si les rebelles avaient eu une vraie armée, un second rideau nous aurait attendu bien sagement pour nous allumer. Mais nous avons l'avantage du nombre pour focaliser toutes leurs ressources sur la première escarmouche. Nous arrivons en vue du satellite, à portée de tir de leurs canons. Il faut nous rapprocher encore si nous voulons toucher à coup sûr les points faibles désignés, sans risquer que nos missiles ne soient interceptés. Nous n'avons que quatre missiles légers par appareil pour cinq objectifs prioritaires – les deux paraboles de visée et les trois canons longue portée ayant résisté aux bombardements – et quatre objectifs mineurs – les canons courte portée principalement dédiés à la défense du satellite lui-même. C'est ces derniers qui commencent à cracher leurs obus à fragmentation dans notre direction. J'ordonne l'exécution des manœuvres d'évitement. Keenan et Craig rompent la formation et je plonge en vrille, alternant accélérations et décélérations brutales, virant sans cesse de bord. Ma combinaison m'injecte une haute dose de stimulant afin de garder mes réflexes affûtés alors que mon corps encaisse difficilement les G.
Dans mon communicateur, j'entends le signal de détresse de Craig mais je ne peux pas faire grand-chose. Il tire ses quatre missiles dans une salve désespérée et enclenche son éjection. Alors que sa capsule de survie le ramène en mode automatique vers le Saint-Patrick, deux de ses missiles sont interceptés et explosent à plusieurs kilomètres du satellite ; les deux autres atteignent le satellite mais bien loin du moindre objectif. Plus que huit missiles pour huit cibles, et nous ne sommes pas encore en position favorable pour faire feu.
Plus que quelques secondes. Je prends tant bien que mal des informations sur le statut de Keenan. L'apport d'oxygène est au maximum mais je suis obligé de faire une pause entre chaque mot, me donnant une intonation mécanique ; chaque mot prononcé provoque un haut-le-cœur que je gère avec difficulté. Il me répond avec la même difficulté : il ne se trouve qu'à quelques kilomètres derrière moi sur bâbord, je devrai donc tirer le premier. Un obus éclate à quelques centaines de mètres à peine de mon chasseur. Un choc violent survient, suivi d'un festival sons et lumières sur mon tableau de bord. Je presse un bouton pour désactiver l'éjection automatique de ma capsule – le système ne laisse que deux secondes après la moindre avarie pour être désactivé, une précaution pour rapatrier les pilotes inconscients. Mon aile gauche ne répond plus ; aussi bien le réacteur que les deux missiles qu'elle porte. La console de bord me presse de m'éjecter mais il me reste deux missiles fonctionnels que je m'empresse de programmer sur les deux paraboles de visée – si l'on ne réussit pas à les empêcher de tirer, autant essayer de les forcer à le faire en aveugle. Les deux missiles de gauche menacent de m'exploser au visage. Tout se passe très vite, je lance ceux répondant encore puis m'éjecte sur le champ.

With your drums and guns and guns and drums, hurroo, hurroo
With your drums and guns and guns and drums, hurroo, hurroo
With your drums and guns and guns and drums
The enemy nearly slew ye
Oh my darling dear, Ye look so queer
Johnny I hardly knew ye.

La suite est floue et je ne répète ici que ce qui m'a été rapporté après coup, à mon réveil à l'hôpital, car c'est là qu'est censée vraiment débuter cette histoire. Au moment de l'éjection, mon appareil explosa, probablement à cause des deux missiles restant. Un morceau de tôle vint heurter ma capsule, m'arrachant la jambe gauche au passage. La capsule ne réussit qu'au dernier moment à restaurer le champ de protection qui permit de préserver le peu d'oxygène restant. Difficile de dire ce qui, de la jambe amputée ou du manque d'oxygène, causa ma perte de conscience mais je suis soulagé de n'avoir aucun souvenir d'une si douloureuse blessure. Le Saint-Patrick me récupéra à l'article de la mort. Je passais la semaine suivante en cuve, entre autre jusqu'à ce que s'opère la reconstruction de ma jambe, puis une autre à marcher avec une canne le temps de faire une série de rééducations intensives.
La mission n'était qu'une réussite partielle : une parabole avait été complètement détruite et la seconde endommagée, les laissant aveugles pour plusieurs jours au moins, mais un seul canon avait été mis définitivement hors d'usage. Durant la bataille, un de nos chefs d'escadrille s'était fait descendre sans réussir à s'éjecter. C'est Irish Rasta qui avait été promu à sa place et Keenan se retrouvait être mon nouveau lieutenant. Pour remplacer numériquement Irish Rasta, un nouveau fut affecté à mon unité : Johnny « belle-gueule ». La perte de mon ancien lieutenant était dure à compenser mais ce jeune semblait prometteur. Et surtout l'unité y gagnait sur le plan esthétique : je ne sais pas si vous avez déjà vu un roux de deux mètres avec des dreadlocks mais c'est franchement laid. Johnny, lui, avait tout du jeune premier : grand, élancé, musclé, des cheveux bruns coupés courts, un bronzage qui le démarquait d'une partie du personnel à bord – dans un croiseur spatial on n'a que peu l'occasion de profiter des rayons du soleil ailleurs que sur un écran – et des yeux verts qui devaient faire un ravage sur la gent féminine – et je dois bien l'avouer aussi sur certains hommes. Dans sa vie civile, avant la conscription, il avait été pilote de course professionnel. S'il y a une différence entre nos chasseurs et les véhicules de course, cela laissait tout de même présager de compétences de pilote au-dessus de la moyenne – il avait d'ailleurs fini premier de sa promotion. Une bonne valeur ajoutée potentielle pour mon unité en somme.

Where are the eyes that looked so mild, hurroo, hurroo
Where are the eyes that looked so mild, hurroo, hurroo
Where are the eyes that looked so mild
When my heart you so beguiled
Why did ye scadaddle from me and the child
Oh Johnny, I hardly knew ye.

J'avance, claudiquant sur trois pattes, à travers le dédale des coursives du vaisseau. Les croiseurs militaires ne sont conçus que dans un but fonctionnel : toutes les coursives se ressemblent, baignées d'une lumière trop vive, étroites entre deux parois de métal froid dans lesquelles sont découpées des portes à intervalles réguliers, identifiées d'un simple sigle – l'indice du niveau puis celui du secteur et enfin le numéro de la salle qui se trouve derrière. Même après presque deux ans de service j'ai parfois du mal à retrouver mon chemin lorsqu'il me faut me rendre en un lieu inhabituel. Mais cette fois il n'y a pas de problème, je connais par cœur le chemin qui relie ma cabine à la salle de repos.
C'est là que je rencontre Johnny pour la première fois. Il est engagé dans une partie de carte endiablée avec Keenan, Craig et Emily, quatre verres et une bouteille de whisky bien entamée sur la table. La jeune recrue dégage un charisme naturel presque magnétique. Il se lève et je dois l'arrêter alors qu'il s'apprête à me donner le salut de rigueur. Je suis pour le respect du protocole, mais quand mon unité est de repos je tiens surtout à oublier les désagréments du grade. Tandis que Keenan me présente le nouveau et que Mimi vient déposer un baiser sur ma joue, Craig se charge de me trouver un verre presque propre et de le remplir.
Je m'installe à la table mais décline l'invitation à rejoindre la partie. La bouteille se vide à vue d'œil ; Johnny nous donne des nouvelles fraîches du pays ; Keenan taquine Craig sur la perte de son appareil au cours de la mission ; Craig se vexe ; Mimi semble complètement sous le charme de Johnny ; et moi j'ai l'impression de finalement retrouver un semblant de famille après l'isolement de la cuve. Il ne manque que Bear pour que l'unité soit au complet. Il est probablement endormi dans sa cabine ; il a cette capacité incroyable d'être toujours frais et dispos avec à peine une heure de sommeil, mais dès qu'arrive une journée de permission il dort vingt heures d'affilée ; ce qui lui vaut ce surnom de Bear – l'ours – pour sa faculté à hiberner.
La bouteille de whisky n'ayant pas fait long feu, je me lève pour rejoindre la tireuse à bière et servir cinq pintes de stout. Sur le Saint-Patrick, les militaires au repos ont toujours une raison de trinquer : que ce soit aux morts, aux vivants, au pays, aux nouveaux parents, aux nouveaux arrivants ou aux résultats d'une partie de cartes. L'amertume de la bière est le ciment social du bâtiment de guerre. Nous trinquons donc à l'intégration de Johnny, puis à ma sortie de l'hôpital, puis à ceux tombés lors de la mission, puis à ceux revenus vivants de la mission, puis au cours des tournées successives en l'honneur de tout et surtout de n'importe quoi.
Il n'y avait pas grand-chose à faire pour les pilotes à ce moment, les instances dirigeantes avaient décidé à l'issue de la mission précédente de laisser une chance aux rebelles de se rendre pour mettre fin au conflit par la voie diplomatique. Donc, en attendant que les pourparlers ne s'achèvent, il ne nous restait que le repos et les simulations d'entraînement pour seules occupations. Quelques têtes brûlées avaient hâte que les diplomates échouent pour pouvoir à nouveau en découdre, mais la plupart d'entre nous n'étaient que de simples conscrits qui n'espéraient qu'une solution pacifique pour que le Saint-Patrick puisse rejoindre New-Dublin et revoir ainsi leurs familles.
Au moins cette soirée avait marqué un retour à la normale ; aussi incertaine cette dernière pouvant être. J'aurais peut-être pu la finir dans le lit de Johnny. J'aurais peut-être dû le faire. Il est certain que l'opportunité ne se représentera plus.

Where are your legs that used to run, hurroo, hurroo
Where are your legs that used to run, hurroo, hurroo
Where are your legs that used to run
When you went to carry a gun
Indeed your dancing days are done
Oh Johnny, I hardly knew ye.

Mais aucune solution pacifique ne se dessinait. Les stratèges finirent par comprendre que les rebelles kawelins ne participaient au processus de conciliation que dans le but de gagner du temps pour consolider leurs positions et réparer les dégâts de nos attaques précédentes. Le retour à la voie militaire ne faisait plus de doute.
Je fus convoqué par l'amiral avec les autres chefs d'escadrille dans la salle de briefing. La rééducation s'était bien passée et je marchais sans canne depuis deux jours. J'avais tout de même dû plaider ma cause pour que l'amiral acceptât que je prisse place dans un cockpit en dépit des réserves du corps médical.
Personne ne manquait à l'appel au moment de débuter la réunion, la ponctualité était une qualité essentielle si l'on voulait rester dans les bonnes grâces de l'amiral ; mais je pense pouvoir dire qu'il en va de même dans tous les corps de l'armée, bien que je n'aie jamais servi que sous ses ordres. Le briefing se déroulait en petit comité : l'amiral « Paddy » O'Keefe et son bras droit présidaient la séance ; s'ajoutaient le chef artificier du navire, deux commandants de marines et les cinq chefs d'escadrille dont moi-même.
Le plan était simple, exposé à grand renfort de graphiques et de cartes stratégiques. Nous devions escorter les transports de troupes à travers l'atmosphère dans le but d'encercler la capitale de la planète où le gros de l'armée rebelle s'était replié au milieu de la population civile. Des escadrons de marines et de blindés seraient déployés pour faire plier ces derniers. Chaque escadrille se vit affectée à la protection de deux transports. Mon unité fut chargée de ceux qui déploieraient leur contingent au Sud-Est de la ville. Un positionnement en étoile serait alors installé : Nord, Ouest, Sud-Ouest, Sud-Est et Est. Nous devions nous attendre à une opposition féroce : les Kawelins avaient à leur disposition de nombreuses batteries sol-air et de nombreux avions de chasse, moins puissants que nos chasseurs mais mieux adaptés au combat en atmosphère. Il n'était pas non plus à exclure qu'ils aient recours à des missiles thermonucléaires bien que ceux-ci ne furent pas conçus à l'origine pour l'interception aérienne.
Durant la phase d'entrée dans l'atmosphère, avec les autres chefs d'escadrilles nous dirigerions l'opération. Une fois l'atterrissage accompli nous devions nous soumettre au commandement des troupes au sol pour leur apporter un soutien aérien. Cela jusqu'à nouvel ordre. Les transports emporteraient des ravitaillements de carburant et de munitions pour nous permettre de tenir le siège aussi longtemps que nécessaire. Ils contiendraient également des quantités importantes de drogues, le combat en atmosphère étant encore plus éprouvant pour le pilote que dans l'espace, on ne nous demandait pas moins que de repousser nos limites physiques et mentales au-delà du raisonnable. C'est le lot de tout militaire, il n'y avait pas lieu de se plaindre.
L'opération était risquée, très risquée même. Mais le débarquement au sol était la meilleure option. Maintenir un blocus n'avait que peu d'intérêt contre une planète capable de survivre en autarcie. Et un bombardement de la planète depuis l'espace aurait été bien trop coûteux en vies civiles, et donc particulièrement impopulaire dans l'empire ; les responsables tenaient trop à leurs carrières politiques pour prendre ce risque. Nous envoyer au casse-pipe était donc bien la meilleure option.

I'm happy for to see ye home, hurroo, hurroo
I'm happy for to see ye home, hurroo, hurroo
I'm happy for to see ye home
All from the island of Sulloon
So low in the flesh, so high in the bone
Oh Johnny I hardly knew ye.

Une IA battra toujours un humain pour piloter un chasseur. Mais un humain blindé de drogues a encore ses avantages sur la machine : il conserve cette étincelle de folie que certains appellent instinct et qui peut faire la différence. Bien sûr nous sommes des archaïsmes et s'il n'y avait pas le côté psychologique de la guerre nous ne serions pas là. Mais il n'y a rien de glorieux à vaincre par la technologie, il faut des hommes prêts à se sacrifier, des héros à célébrer, c'est là la tradition.
Et pour être chargé, je suis chargé. L'entrée dans l'atmosphère s'est déroulée non sans difficulté mais le résultat est là : les deux transports sont posés et mes hommes toujours aux commandes de leurs chasseurs. J'ai transféré le commandement au commandant de marine et augmenté les dosages de mon monitoring – un modèle encore plus perfectionné que ceux que l'on peut trouver dans les hôpitaux. De mes sens, seuls l'ouïe et la vue restent en alerte ; mon cerveau n'est plus qu'un ordinateur biologique qui analyse toutes les données et les ordres pour réagir immédiatement. Ma conscience anesthésiée reste en retrait, j'ai l'impression de suivre les événements de loin, comme un film dont je ne suis plus l'acteur. Les autres sens sont en berne heureusement, le corps humain n'est pas fait pour subir de tels sévices et le fait bien sentir. Les reportages de guerre présentent souvent les pilotes comme nous sortant de leur cockpit héroïques, le casque sous le bras. La réalité est bien moins glorieuse : en général après ce type de manœuvre, le pilote doit être extrait par une équipe médicale, baignant dans sa merde et son vomi, et être emmené directement dans une cuve de régénération pour une bonne dizaine d'heures minimum. Je vous passerai donc les détails sur ce qui se passa dans ce cockpit durant ces manœuvres éprouvantes. Des légendes parmi les pilotes circulent sur des personnes ayant conservé leur contrôle au cours de leur premier vol, mais ce ne sont que des légendes. L'un des premiers conseils que l'instructeur donne aux novices est : ne cherchez pas à vous contenir, vous ne retarderiez l'inévitable qu'au prix de terribles douleurs.
Couverture, repli, bombardement, soutien aérien. Je suis les ordres sans me poser la moindre question. Je me contente d'appliquer la meilleure stratégie pour les suivre et transmets les indications à mes pilotes de manière automatique. Les drogues permettent le détachement émotionnel nécessaire à la réalisation de ce qu'il y a à faire. Je suis incapable de dire si l'opération est une réussite, un échec ou un bourbier. Tout ce que je sais c'est que les cibles qu'on me donne explosent, que nous serons bientôt à court de munitions et obligés de nous replier sur le camp de base et que l'appareil de Johnny s'est fait descendre et ne répond plus.
Difficile de dire depuis combien de temps la bataille dure. La perception du temps fait partie de ces choses profondément altérées par nos médications. Mais j'ai dû me replier cinq fois pour faire le plein de carburant, de munitions et de drogues ; on ne doit donc pas être loin d'une journée standard, le soleil a probablement eu le temps de se coucher et de se lever dans l'intervalle de temps, mais ce n'est pas le genre de détail que j'ai le luxe de remarquer.
Un appel sur la radio nous informe de la reddition des insurgés. Nous devons regagner notre camp de base. J'atterris auprès des deux transports de troupes stationnés au point d'atterrissage initial et le monitoring médical de mon appareil m'envoie une dose massive de calmant, contrecarrant les effets des drogues précédentes et me plongeant dans le sommeil en attendant qu'une équipe médicale ne vienne m'extraire de mon cockpit pour rejoindre une cuve de régénération.

Ye haven't an arm, ye haven't a leg, hurroo, hurroo
Ye haven't an arm, ye haven't a leg, hurroo, hurroo
Ye haven't an arm, ye haven't a leg
Ye're an armless, boneless, chickenless egg
Ye'll have to put with a bowl out to beg
Oh Johnny I hardly knew ye.

« Quand tout cela sera fini et qu'on aura une permission sur la planète, je vais me mettre en quête du plus gros cigare possible ! » nous avait déclaré Johnny juste avant le départ, pour sa première et dernière mission, arborant presque fièrement son patch sur l'épaule droite. Tous les vaisseaux sont strictement non fumeur à cause de la fumée qui obstrue les filtres des prises d'air et dérègle son recyclage. Il n'aura pas eu l'opportunité de réaliser ses objectifs mais j'ai eu l'occasion de trouver ce cigare qui trône désormais dans la poche de mon uniforme. Je le fumerai avec le reste de l'unité en pensant à lui.
Je me force à sourire. Si l'on sourit c'est que l'on est heureux. Et par simple inversion de causalité, mon spleen s'éloigne sous l'effet placebo d'un simple sourire. Mais il ne disparaît pas, il se terre juste dans l'ombre, attendant que mes zygomatiques se fatiguent pour revenir hanter mon âme.
Le pont d'envol a été vidé de ses chasseurs et du matériel d'entretien, les drapeaux de l'empire, de la Nouvelle Irlande et du Saint-Patrick ont été dressés de chaque côté. Au centre, une vingtaine de cercueils scellés semblent dessiner une formation d'attaque dirigée vers l'assemblée, c'est probablement la déformation professionnelle de pilote qui me donne cette impression. En pointe un commandant de marines, puis deux chefs d'escadrille, le reste des cercueils contient les restes de pilotes et de marines – même si dans le premier cas la majorité des cercueils sont probablement vides, les corps flottant encore au milieu du vide intersidéral. Tout le personnel du bâtiment est présent, au garde-à-vous, à l'exception du personnel de quart. Une scène quasiment identique se déroule dans le même temps à bord du Washington avec un nombre de cercueils sensiblement supérieur.
La musique des cornemuses et des tambours accompagne les défunts, en route pour rejoindre leurs ancêtres. Dans la tradition de notre corps, les funérailles se déroulent sans un mot, la musique seule parle aux morts et pour les morts. Les tapis roulants qui habituellement placent les chasseurs sur l'aire d'envol se mettent en action, éloignant les cercueils de l'assemblée. Le déroulement est parfaitement chorégraphié, chaque éjection d'un nouveau cercueil à travers un tube de lancement en direction de l'espace s'effectue à l'instant précis où la musique s'arrête pour une brève respiration avant de repartir d'un roulement de tambour, gagnant à chaque fois en intensité, gardant le final pour le grade le plus élevé.
Et Johnny dans tout ça ? me direz-vous. Non, aucun des cercueils n'est le sien. Il fut tiré des décombres de son appareil in extremis, miraculeusement en vie. En vie mais dans un sale état. Du peu que je sais il a perdu un bras, l'usage de ses deux jambes, son corps a été brûlé à plus de quatre-vingts pour cent et les médecins ne se sont probablement pas embêté à compter le nombre de ses fractures. L'armée peut dépenser une semaine de cuve régén et une autre de rééducation pour un chef d'escadrille, mais quand il s'agit de plus d'un mois de cuve et probablement plus d'une année de rééducation pour un simple pilote elle commence à compter ses crédits. Johnny a été renvoyé sur New-Dublin, après avoir été rafistolé juste ce qu'il fallait pour qu'il puisse survivre au voyage, pour être pris en charge dans un hôpital public qui n'aura probablement jamais les moyens de le remettre sur pied. Je ne reverrai probablement jamais Johnny mais je m'en souviendrai, et je réalise que vous ne connaîtrez que peu de choses à son sujet mais finalement je suis dans le même cas, car je ne l'ai qu'à peine connu.

They're rolling out the guns again, hurroo, hurroo
They're rolling out the guns again, hurroo, hurroo
They're rolling out the guns again
But they'll never will take my sons again
No they'll never will take my sons again
Johnny I'm swearing to ye.

(Paroles telles que présentées sur la page wikipédia anglophone à propos de la chanson éponyme (http://en.wikipedia.org/wiki/Johnny_I_Hardly_Knew_Ye), de nombreuses variations dans les paroles et l'ordre des couplets existent.)

mardi 16 août 2016

Routes blanches

Publiée initialement en 2015 sur le madtelier d'écriture sous le titre "La route du travail et la route des vacances".
C'est ici la première publication sous cette forme (qui atténue le côté fan-fiction de Sandman initial).
(Il s'agit de la seule nouvelle que j'ai achevée en 2015, et la dernière aussi...)

Routes blanches


Ça commence par quelques flocons épars. Rien qu’un coup d’essuie-glace de temps en temps ne puisse gérer. Puis le ciel devient encore plus sombre – ce qui ne paraissait pas possible avant –, la neige plus drue complique la tâche des balais sur le pare-brise et la visibilité s’amoindrit un peu plus, ralentissant un peu plus le trafic automobile sur la route du travail – ce qui ne paraissait pas possible avant.
La bouillie d’abord marronâtre sur le bord commence à blanchir et s’épaissir ; on n’y voit plus à cinq mètres et la voiture devant moi, à l’arrêt depuis plus d’une minute, ne semble pas vouloir repartir. Les quelques feux stop qui percent le brouillard sont tous immobiles. Les phares jaunes que j’entraperçois de l’autre côté du terre-plein ne bougent pas plus. Il n’est pas rare que la circulation s’arrête momentanément sur le périph’, mais le phénomène d’accordéon reprend toujours. Il tombe de la neige tous les trois ou quatre ans et à chaque fois c’est la même chose : quelques centimètres et c’est le blocage ; il va falloir s’armer de patience.

Ce spectacle blanc me rappelle ce conte… Il était une fois, dans le royaume boréal, une princesse. Au solstice d’hiver, après sept jours et sept nuits de neige, le château était pris dans les glaces. En ces latitudes, c’était le milieu de la grande nuit et il fallait attendre encore une semaine que le soleil vint percer l’horizon et caresser de ses rayons les pierres de l’édifice. En attendant que la déesse Printemps réchauffât le cœur de son frère-amant le dieu Hiver, la princesse était prisonnière de cette immense statue de glace qu’était devenue sa demeure.

Plus d’une demi-heure : ce n’est plus un bouchon, la circulation est vraiment interrompue. Les panneaux lumineux susceptibles de nous informer sur la situation sont trop loin pour être distingués dans cette purée épaisse qui tombe du ciel. Les congères font désormais presque un mètre de haut et les essuie-glace ne font plus le poids ; je dois ouvrir ma portière pour sortir régulièrement et ne pas tourner claustrophobe, isolé dans l’habitacle de ma voiture.
La radio ne propose que du statique sur toutes les stations. Parfait comme bande son du spectacle extérieur ; loin d’être idéal pour comprendre ce qu’il se passe. Les antennes doivent être ensevelies sous des centimètres de neige. Il doit en être de même pour celles de téléphonie mobile, c’est la première fois de ma vie que je n’ai pas de réseau sur le périph’ ; pour une fois que téléphoner au volant ne serait pas dangereux… Dommage, je ne pourrai pas contacter le client que je devais rencontrer. Bosser sur Paris c’est être dépendant des conditions de transport saturées ; bosser hors de Paris, ça n’existe pas dans ma branche.

Lors de mes sorties régulières à l’extérieur je croise d’autres naufragés de la route. Certains prennent ça avec fatalisme, d’autres s’énervent… évidemment, il serait trop douloureux pour eux de contredire le cliché de l’automobiliste parisien. Il faut bien trouver un responsable, alors ce sera les autorités qui n’ont pas prévu l’inattendu et qui n’ont pas investi en conséquence – sans augmenter les impôts il va sans dire. Ce serait amusant si ce n’était aussi pathétique.

L’essence commence à manquer. Malgré la chaleur du moteur, une fois déblayé il faut moins d’une minute au pare-brise pour être intégralement recouvert à nouveau. Il fait nuit dans la voiture, seuls les voyants du tableau de bord et la lampe de plafond apportent une lumière lugubre.
L’histoire remonte de ma mémoire, comme si elle prenait l’initiative de se rappeler à moi. Les couloirs du château étaient plongés dans le noir, éclairés uniquement par les flammes tremblantes des bougies. La grande nuit avait pris fin et, quand la mâtinée s’achevait, les rayons du soleil venaient frapper la glace qui recouvrait les fenêtres, ne fournissant qu’une faible lueur bleutée. Ses occupants attendaient que la déesse Printemps poursuivît sa cour, elle seule pouvait faire fondre le cœur de glace de son frère.
La princesse avait sculpté dans la glace à sa fenêtre une effigie de Bâtisseur, le dieu aux noms infinis, le façonneur de mondes, le père des quatre saisons ; car c’est lui qui accueillerait son fils en son domaine quand sa fille se détournerait de l’Hiver pour céder aux avances de l’Été ; il en était ainsi dans la fratrie, mais chaque année le père apaisait les jalousies et permettait aux saisons de se succéder. La princesse ne priait pas pour la fin de l’hiver, c’était sa saison préférée, celle où l’art de la glace prenait vie ; elle priait pour que le dieu Hiver ait un sort plus doux.
Je me décide à sortir. Le froid est mordant à l’extérieur, mais l’habitacle ne sera plus un refuge très longtemps. Je pousse avec difficulté la portière, la neige derrière crisse mais finit par céder. Si j’avais attendu plus longtemps je serais sûrement resté coincé ; sans savoir qui de l’épaisseur de neige ou du gel des portes aurait scellé en premier mon cercueil automobile. Je m’enfonce dans la neige jusqu’à mi-mollet ; mes mocassins et mon pantalon sont déjà fichus de toute façon. Mes vêtements ne sont pas adaptés au climat, le froid ne tardera pas à me rattraper. Je ressers ma cravate, ça ne me tiendra pas chaud mais ça empêchera peut-être l’air de rentrer par mon col. Puis je referme jusqu’en haut la doublure de mon blouson.
Je crois que c’est la première fois que je vois le périphérique ainsi : sans la moindre trace de gris. Ce serait un joli décor de carte postale, que j’apprécierais beaucoup plus si je ne devais pas me retrouver immobilisé à me geler les extrémités et le reste.

***

Je ne me souviens pas d’un froid pareil à Paris. Je ne me souviens pas d’un froid pareil tout court. Et je ne suis pas habillé pour les sports d’hiver : mocassins en cuir, une chemise et un blouson sur un costume – pas assez épais l’un comme l’autre. Même lors de mon séjour professionnel à Stockholm en février je ne me rappelle pas avoir subi des températures aussi glaciales.
Je ne suis pas le seul à avoir abandonné une voiture en fin de course. Les véhicules ne risquent pas de bouger avant la fin de l’épisode hivernal, il faut trouver un autre moyen de se mettre à l’abri avant même de penser à rentrer chez soi. Nous sommes plusieurs dizaines à grelotter en nous regardant hagards, attendant que quelqu’un trouve la solution miracle. J’espère que personne n’est prisonnier de sa voiture, mais on ne voit plus que des monticules de neige, impossible de savoir.
Tout le monde se met en mouvement sans qu’une origine ne puisse être clairement déterminée ; plusieurs ont probablement eu la même idée, puis le reste a suivi. La rampe d’accès au boulevard circulaire est pentue et glissante, mais sans équipement d’escalade c’est le seul chemin praticable pour sortir de l’anneau où nous nous trouvons. D’autant qu’une partie non négligeable de la rampe est protégée des tombées par un mini-tunnel : des petites portions de bitume sont visibles par endroit, rappelant si besoin était qu’ici se trouvait auparavant la route que des milliers de gens empruntaient chaque jour. La porte d’Italie n’est qu’à quelques mètres en amont. Les voitures à l’arrêt qui ont glissé et se sont empilées nous fournissent un escalier de fortune sur au moins les deux tiers de la montée, je me dis que dans notre malheur ça aurait pu être pire : qu’est-ce qu’il peut bien arriver à nos homologues bloqués sur une portion aérienne de la route ?
Et cette histoire remonte inlassablement à ma mémoire, comme si je ne pouvais me concentrer sur rien d’autre : Les cheminées du château brûlaient à plein feu, la glace qui l’enfermait commençait à fondre. La princesse observait les stalactites et stalagmites dans lesquels se sculptaient personnages et animaux extraordinaires. Dans cet art résidait la magie de l’Hiver qu’elle admirait tant. Les soldats et les gargouilles de givre qui avaient protégé le palais tout l’hiver se retiraient avec leur maître, rendant ce domaine aux hommes.
Pas moyen de me rappeler d’où je tiens cette histoire qui m’obsède, tandis que notre progression vers la surface se poursuit. La princesse retirée dans sa chambre priait le dieu de rester encore un peu ; que l’hiver se prolonge encore un peu. Il entendit son appel et l’Hiver apparut face à la jeune femme. Il avait l’apparence d’un jeune homme dans la force de l’âge mais avait la perfection d’un dieu, plus beau que dans toutes les fresques le représentant ; ses yeux bleu-gris renfermaient une connaissance et une sagesse qui contredisaient son apparente jeunesse. Il se tenait droit face à elle, enveloppé de voiles de givre qui lui faisaient une ample toge. D’un regard la princesse sut qu’elle ne pourrait plus jamais aimer quiconque ainsi.

Les premiers à arriver sur le rond-point se figent sur place. Ça pousse derrière donc je progresse le plus vite possible, malgré le sol glissant et mes chaussures inadaptées. C’est comme un souvenir d’enfance qui émergerait de mon subconscient : la princesse et le dieu ; mais je ne me souviens pas avoir lu cette histoire, jamais, et personne ne me l’a racontée non plus. Pourtant les mots arrivent limpides dans mon esprit ; ce n’est pas vague, je connais les paroles du conte par cœur. Et comme elles me viennent, je vois les lèvres tremblantes de mon voisin articuler en silence le dialogue qui suit :
« Je peux t’aimer comme tu n’as jamais été aimé. Et jamais je ne te trahirai. Pourquoi pardonner à ta sœur et lui abandonner ton royaume alors que tu sais qu’elle finira par te trahir à nouveau ?
— Pourquoi ? Parce que le monde est ainsi : Automne, ma sœur, ma meilleure amie, se sacrifie pour me délivrer de ma prison, que mon règne puisse venir. Puis j’ouvre mon cœur et la porte du royaume à Printemps. Elle me trahit pour notre frère Été et me fait emprisonner dans le monde de père, dans un songe de neuf mois. Et le cycle revient, ainsi en va ce monde-ci… l’équilibre demande que les saisons se succèdent pour que la vie continue à fleurir.
— Alors ce monde est injuste. Et j’en trouverai un où tu seras libre de m’aimer autant que je t’aime. »

On vit un vrai cauchemar ici et les gens agissent exactement comme on pourrait s’y attendre : pas une trace d’entraide, chacun pour soi. Une fois arrivé en haut, pas un ne s’est retourné pour donner un coup de main à ceux derrière qui continuent l’ascension ; juste quelques pas avant de se figer pour observer le spectacle. On en voit certains d’ici, comme des statues, préférant attendre d’être complètement recouverts de neige. Au début, l’effort physique gardait le corps à une température supportable, maintenant la torture est encore pire avec la transpiration des premières minutes qui semble geler au moindre coup de vent et donne l’impression d’avoir un glaçon glissant dans le dos.
Je finis par atteindre le sommet de notre « Everest » du périphérique parisien. À bout de souffle, j’avance quelques mètres à quatre pattes avant de me redresser. Et là je comprends…
La princesse s’était endormie, car seul dans le royaume du Songe pouvait-elle demander audience à son maître. Elle s’y rendit pour plaider la cause de son bien-aimé auprès de son père. Et bien que réputé inaccessible, il lui accorda quelques minutes de son attention :
« Vous êtes son père !
— Je suis son créateur.
— Et son malheur ne vous touche pas ? Pourquoi le soumettre à telle torture ?
— Pourquoi devrais-je m’en soucier ? Sa tragédie est nécessaire au fonctionnement de ce monde.
— Il est juste nécessaire qu’il laisse la place à sa sœur en temps voulu. Son martyr n’est pas indispensable.
— C’est un dieu, son caractère ne peut pas lui permettre d’accepter le retrait de gré.
— Alors donnez-nous un autre monde. Je saurai le convaincre d’occuper sa tâche ici et le rappeler à moi celle-ci achevée.
— Il faudra remodeler tout le cycle…
— Vous êtes le façonneur de mondes, ce n’est rien pour vous.
— Très bien jeune fille, j’accéderai à votre désir : C’est un défi intéressant. Mais si le cycle venait à se briser je devrais considérer cet accord comme caduc.
— Je vous entends.
— J’ai justement un monde sur le point de péricliter ; il n’a plus sa place dans le Plan et il conviendra parfaitement. »
Le spectacle me coupe le souffle et je m’immobilise immédiatement. Très rapidement le givre qui prend mes pieds s’assure que je ne repartirai pas, comme mes dizaines de voisins en cours de sédimentation. Nous sommes une armée de statues éberluées par le décor, les mâchoires qui ne peuvent pas tomber plus bas, prises dans la glace.
Le rond-point est une patinoire recouverte de monticules de glace et de neige, là où des véhicules ou des gens se sont retrouvés bloqués. Des deux côtés de l’avenue les immeubles ont laissé place aux falaises blanches de glaciers. Le paysage est irréel, il ressemble à ces images du Groenland qu’on peut voir à la télé, sans les inuits… et à Paris. Comme si quelqu’un avait superposé un autre décor par-dessus l’habituel, recouvrant le gris par le blanc.
Et la princesse s’éveilla dans son nouveau monde. Et à ses côtés se trouvait son bien-aimé.
Je commence à perdre toute mobilité, je ne sens plus mes pieds ni mes mains. Mon cerveau ne sait plus interpréter les signaux : froid, chaud, douleur… ? Tout s’emmêle, sensations et pensées. Mes yeux se brouillent, le givre a fini de casser mes cils ; mais avant de perdre complètement la vue ils accrochent une dernière image, le seul mouvement alentour.
Sur ma gauche un couple se tient par la main, entre les deux parois glacées qui entourent ce qui fut la nationale 7, la route des vacances. Scène irréelle, peut-être une simple hallucination : mon cerveau n’est probablement plus correctement irrigué par un sang qui doit commencer à transporter quelques glaçons. Le jeune homme et la jeune femme me tournent le dos, main dans la main ; mais surtout ils sont bras nus. On meurt littéralement de froid ici malgré les pulls et les épais blousons et ils se baladent avec d’amples robes guère épaisses. Et ils s’éloignent sur cette route, sans prêter la moindre attention à tous les gens qui se statufient derrière eux.
Ils se marièrent et furent heureux à jamais dans leur nouveau domaine.
FIN