Version retravaillée publiée en 2013 dans l'anthologie Sales Bêtes ! (Éditions des Artistes Fous).
Re-publiée en CC0 pour le Ray's Day 2015 (erratum du 09/08/2016, je me suis rendu compte après publication de la mauvaise licence :p).
La mélodie des bois
L’année de ses sept ans venait à peine de débuter. Il les avait
fêtés juste avant de monter à bord du vaisseau qui les amenait à
leur nouveau foyer. Un super anniversaire ; le dernier sur
Terre. Tous ses amis du CP étaient là, et aussi ses cousins, et
Ficelle. Il avait ensuite quitté la planète et ses amis avec ses
parents. Il avait dû abandonner Ficelle, son chien et meilleur ami,
qui n’était pas le bienvenu à bord de leur nef stellaire. Papa
lui avait expliqué pourquoi Ficelle devait rester à la maison ;
il ne fallait pas ajouter des animaux sur leur nouvelle planète tant
que Papa n’aurait pas fini d’étudier ceux déjà présents.
Mais après, c’est promis, Ficelle pourra venir. Mais en
attendant un « après » vague, Félix était tout seul.
Il n’avait pas hâte d’être à son prochain anniversaire ;
ses amis ne pourraient pas venir, ni ses cousins, ni Ficelle. Il
avait une nouvelle école, avec de nouveaux camarades. Mais ce
n’était pas pareil, ils n’étaient pas très nombreux dans la
colonie qui ne comptait que quelques scientifiques et leurs familles.
Et la nouvelle maîtresse était bizarre. Pas méchante, juste
bizarre ; Félix ne l’aimait pas beaucoup. Il n’aimait pas
beaucoup l’école. Et à la maison c’était pire. Papa et Maman
travaillaient beaucoup, alors ils étaient fatigués ; trop
fatigués pour jouer avec lui. Et comme Ficelle n’était pas là,
il jouait tout seul dans le jardin.
Leur nouveau jardin était bizarre, la nouvelle maison était bizarre
et leur nouvelle planète était bizarre ; comme l’école et
la maîtresse. C’est normal disait Papa, tout est
extraterrestre, il faut s’y habituer. Papa avait les animaux,
Maman avait les plantes ; lui avait le jardin et son ballon. Et
pas de chien pour courir après la balle. Ficelle adorait le foot, il
poussait le ballon de sa truffe pour la ramener à son petit maître.
Le jardin bordait une forêt de grands épineux, semblables à
d’immenses sapins de Noël pourpres. L’herbe aussi était pourpre
et avec le soleil levant, le décor et le ciel prenaient toutes les
teintes du rose au noir. Papa savait pourquoi le ciel était toujours
rouge ou violet – Papa savait toujours tout ; Félix
avait retenu que c’était parce que l’air n’était pas vraiment
comme sur Terre et que le soleil n’était pas vraiment non plus
comme le soleil qu’il connaissait avant. Félix n’avait pas le
droit de quitter le jardin ; parce que tu comprends, on ne
connaît pas encore bien cette planète. Félix ne comprenait pas
vraiment comment on pouvait mieux connaître quelque chose si on
n’avait pas le droit d’y aller. Les choses amusantes étaient
toujours réservées aux grandes personnes.
Félix avait tiré trop fort. Le ballon roulait trop sur l’herbe
humide de rosée matinale. Il avait rapidement dépassé le portique
à balançoire installé par ses parents pour aller se perdre à la
lisière de la forêt. Tu ne dois pas entrer dans la forêt, c’est
dangereux disait Papa. Fais bien attention à tes affaires
disait Maman. Et Félix se retrouvait tiraillé. Mais son ballon
était concret, bien plus que ce danger évoqué par son père, et
surtout il y tenait ; il avait abandonné ses amis, il
n’abandonnerait pas ses jouets aussi facilement.
Le vent dans les branches faisait onduler les ombres et tomber les
épines dans un concert de frottements. Tant qu’il ne s’aventurait
pas trop loin et qu’il restait en vue de la maison, rien ne pouvait
vraiment lui arriver. Les aiguilles végétales formaient un tapis
qui craquait sous ses pas mal assurés. Son ballon ne pouvait pas
avoir roulé bien loin, mais l’orée de ces bois était pleine de
recoins ombrageux où il aurait pu disparaître. Une sorte de
champignon explosa sous son pied dans un bruit proche d’une
flatulence qui le fit beaucoup rire. Il fallait tout de même qu’il
fasse plus attention où il mettait les pieds ; il ne voulait
pas écraser de fleurs, d’autres végétaux ou de petits animaux.
Il faut respecter la nature qui nous entoure ; c’est notre
nouveau foyer. Et quoi que ça pût vouloir dire, ne répétons
pas les mêmes erreurs.
La sphère noire et blanche n’était qu’à une dizaine de mètres
de la lisière. Elle était d’ailleurs plutôt noire et rouge sous
cette luminosité. Gnininini. Le ballon n’était pas seul.
Une boule de poils roux d’environ quarante centimètres de haut se
tenait juste derrière ; ne dominant la balle que d’une tête.
Mais elle ne semblait pas avoir peur de Félix qui lui sourit.
« Salut, tu t’appelles comment ?
— Gnini
— Moi c’est Félix, Tu me rends ma balle ? »
Après moult tractations et explications, impliquant beaucoup de
mime, la créature sembla comprendre ce que l’enfant attendait
d’elle et donna un coup de pied énergique dans le ballon, le
renvoyant jusqu’au jeune humain. Le petit animal sembla conquis par
l’expérience et se mit à sautiller en agitant les mains et en
poussant de petits cris. Gnininini. C’était au tour de
Félix de jouer et il renvoya la balle à son compagnon de jeu.
Après quelques échanges, son nouvel ami sembla se désintéresser
du football et se retourna pour s’enfoncer dans la forêt. Le jeune
humain, attrapant son ballon sous le bras, entreprit de le suivre.
Bien que rapide pour sa taille et ses petites pattes, l’autochtone
n’était pas trop dur à suivre. Et ils continuaient à s’enfoncer.
Désormais Félix ne voyait presque plus la maison avec tous ces
troncs. Mais ce n’était pas compliqué de rentrer : ils
n’avaient fait qu’aller tout droit.
Une ombre passa à la périphérie de son champ de vision. Puis une
autre. Au début il mit cela sur le compte du vent dans les branches
qui continuait de faire onduler les ombres et tomber les épines dans
un concert de frottements. Mais ces ombres n’étaient pas
synchrones avec le vent. Et leur musique n’était pas seulement
faite de frottements ; de petites voix venaient combler ces
harmoniques. Comme un chœur de piaillements ; à mi-chemin
entre le chant des oiseaux et les rires d’enfants. Gnininini.
Il finit par voir une tête émerger derrière un tronc avant de
replonger hors de vue, puis une seconde un peu plus loin, puis une
troisième. Bientôt les créatures ne cherchèrent plus à se
dérober à sa vue. Il y en avait deux douzaines autour de Félix.
Toutes d’une taille sensiblement identique à son premier
compagnon, avec des pelages couvrant toutes les teintes du roux au
brun. Assez nombreux pour faire un match, mais il y avait trop
d’arbres pour faire un terrain convenable.
Le chant de ces extraterrestres avait monté d’un cran depuis
qu’ils avaient décidé de se révéler. Avec l’étrange
réverbération du son sur les troncs, cet hymne était presque
assourdissant et semblait faire bouger les branches à l’unisson du
vent. Gnininini. Ils l’accompagnaient d’une petite danse,
sautillant sur leurs courtes pattes en agitant rapidement les bras.
Félix, le sourire aux lèvres, les accompagnait dans cette joie
communicative, sautillant lui aussi et applaudissant de ses mains.
Un cri se détacha du chœur. Gniii. Les chants s’arrêtèrent.
Et les chanteurs arrêtèrent également toute activité séance
tenante. Seule se poursuivait la musique du vent dans les branches
qui continuait de faire onduler les ombres et tomber les épines dans
un concert de frottements. Difficile de déterminer qui était le
meneur qui venait de sonner la fin de la récréation. Mais toutes
les créatures se retournèrent dans un même mouvement et se mirent
à trottiner, s’enfonçant encore plus profond dans la forêt.
Félix suivit le mouvement.
Une nouvelle mélodie accompagnait leur progression. Les paroles ne
changeaient pas mais la musique était un peu plus entraînante
encore. Gninini. Félix ne se posait pas de question, ses
nouveaux amis avaient quelque chose à lui montrer et il trépignait
d’impatience ; en rythme.
La luminosité augmentait à mesure qu’ils avançaient. Félix
réalisa alors que l’heure devait avoir avancé et qu’il allait
être en retard pour aller à l’école. Il allait se faire gronder.
Il fut tenté de rebrousser chemin et courir. Mais qu’il parte
maintenant ou plus tard il serait de toute façon en retard pour
aller à l’école. Et il serait grondé de la même façon. Alors
autant continuer à suivre les étranges créatures, il pourrait bien
rentrer ensuite.
Si la lumière leur parvenait de mieux en mieux c’est que la
concentration d’arbres diminuait. Le houppier était de plus en
plus clairsemé. Félix s’appuya sur un tronc le temps de reprendre
son souffle ; la sève qui se déposa rose foncée sur sa main
ne semblait pas résineuse, ce qui l’étonna grandement.
Devant lui les arbres semblaient s’écarter pour laisser son regard
passer et révéler la présence d’une clairière. Enfin un terrain
de jeu convenable pour faire un match de foot avec ses nouveaux amis.
Une cabane mauve trônait au centre de la clairière. Le vent
soufflait toujours mais on n’y voyait plus les ombres onduler et on
n’y entendait plus les frottements des épines qui tombent ;
il émettait tout juste un petit sifflement en faisant danser ce qui
ressemblait à des brins d’herbe comme une surface liquide. Tous
ces bruits étaient ceux de la forêt qu’ils laissaient derrière
eux.
Félix fut invité à poursuivre son exploration jusque dans
l’étrange bâtisse. Une improbable construction aux murs rose
foncé qui ressemblaient à de la sève solidifiée. Une ouverture
dans le plafond faisait office de puits de lumière, sans grande
réussite. Seuls les murs laissaient passer une lumière diffuse à
travers leurs fissures qui dessinaient la carte d’un territoire
imaginaire.
Le sol était plat et solide ; suffisamment pour faire rebondir
sa balle. Ce dont il ne se priva pas. Ses nouveaux amis semblèrent
amusés de cette étrange trajectoire et accompagnèrent le dribble
de l’enfant d’applaudissements maladroits et de vivats tandis que
l’écho du rebond faisait vibrer l’air. Gninini.
Il se demandait à quoi pouvait bien servir cette cabane. Les
fournitures étaient trop peu nombreuses pour en faire un lieu
d’habitation. C’était peut-être un abri ; Félix avait pu
le remarquer depuis son arrivée, les tempêtes sur cette planète
étaient particulièrement violentes. C’est pour ça que les
arbres ont des troncs si massifs. Et que les créatures se sont
construit cet abri.
C’est en tout cas ce qu’il avait supposé. Il ne voyait pas qui
d’autre aurait pu le construire. Ils se comportaient comme s’ils
étaient chez eux. Et Félix était leur hôte d’honneur.
Félix
n’avait pas peur. Il n’aurait peut-être plus jamais l’occasion
de fêter un anniversaire sur Terre mais il n’était pas triste. Il
avait oublié le chemin de la maison, mais il n’oublierait jamais
la mélodie des bois.
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