samedi 9 juillet 2016

Je meurs comme j'ai vécu

Première version parue en 2012 sur le madtelier d'écriture.
Version finale éditée en 2012 dans l'anthologie Fin(s) du Monde (Éditions des Artistes Fous).
Version re-publiée en ebook et en ligne en 2014 pour le premier Ray's Day sous licence CC0.
La couverture de la version ebook (ci-dessous) est un extrait de l'illustration publiée initialement dans l'anthologie Fin(s) du Monde, elle est l’œuvre de Christophe "FloatinG" Huet et est publiée avec l'accord de celui-ci (la licence CC0 s'applique uniquement au texte et pas à l'illustration qui l'accompagne)


Je meurs comme j'ai vécu


La forme est difficile à distinguer au loin. Elle se découpe au milieu d'un champ, mais sans point de repère, difficile d'en évaluer la taille. À mesure qu'elle se rapproche elle s'avère clairement humanoïde. Donc probablement d'une taille moyenne située entre un mètre cinquante et deux mètres ; cependant ce n'est qu'une estimation, éventuellement faussée par la perspective. Ce pourrait être un nain un peu mince dans des herbes très courtes, ou un géant bien en chair dans des herbes hautes. La personne de taille moyenne reste tout de même l'hypothèse la plus plausible.
Maintenant que la distance s'est réduite, il apparaît évident que si ce n'est pas un être humain, c'en était un il n'y a pas longtemps. D'ailleurs la démarche hésitante et vacillante plaide pour la seconde option. Mais la contamination suffit-elle pour décréter que cette chose n'est plus humaine ? Qui suis-je pour remettre en question l'humanité d'une personne après sa mort ? Je pense qu'il est plus simple d'appeler un chat un chat et vais, sans chercher à statuer sur l'humanité de ce qui me charge, l'appeler par le terme le plus communément admis : un zombie.
Peut-être que s'il y avait encore un semblant de gouvernement il pourrait légiférer sur le statut des zombies : leurs droits et leurs devoirs. Peut-être l'Académie Française, notoirement composée de morts-vivants bien avant leur apparition officielle, aurait pu donner une définition précise du terme ; permettant au moins une ébauche de réponse. Par la même occasion, le Vatican pourrait répondre à ce que certains mous du bulbe se demandent avec insistance : les zombies ont-ils une âme ? Peu importe si certains pensent que c'est une maladie que l'on peut soigner ; je ne vois pas comment on pourrait soigner quelqu'un dont les tripes se sont intégralement décomposées ou dont le cœur a cessé de battre depuis des jours. Je ne suis pas médecin, je ne suis pas prêtre, ni même académicien ou membre du gouvernement. Alors je n'ai finalement que peu de raison de m'emmerder avec ces questions existentielles. D'autant que sauver ma propre existence est déjà une préoccupation de tous les instants.
J'attends donc que le zombie soit à moins de deux mètres de moi et resserre la prise sur la batte que je tiens en main. Et je frappe, de toutes mes forces, avec élan. Pleine tête ! Sauf que dans la réalité ça n'apporte pas de points bonus comme dans un jeu vidéo, juste quelques minutes de répit. Si le zombie avait encore son humanité, voyez ça comme un acte de merci, pour l'achever sans souffrance ; s'il avait encore une âme, imaginez-vous que je l'ai libérée pour lui permettre de rejoindre le Purgatoire. Je me moque bien de savoir si c'est moral ou non, c'est la seule façon de survivre qu'il reste.
Combien j'en ai tué ? Probablement des dizaines ; j'ai perdu le compte. D'ailleurs c'est une nouvelle question sémantique qui se pose ici : doit-on encore parler de tuer quand il s'agit d'abréger la non-vie d'un zombie ? On ne peut pas vraiment parler de meurtre, n'est-ce pas ? Tout au plus de profanation de cadavre. Peu importe, je n'ai pas de raison de chercher à me justifier puisque je n'aurai jamais à répondre de mes actes. La justice de ce pays n'existe plus depuis cette apocalypse ; il n'existe plus aucune justice d'aucun pays. Je doute même qu'on puisse encore considérer l'existence des pays ; ils sont encore là géographiquement, mais politiquement ils sont aussi morts que la plupart de leurs citoyens. Et comme je ne crois pas en Dieu je ne crains pas non plus Sa justice.
Alors je peux bien continuer à prendre mon pied à dézinguer du zombie sans crainte de représailles. C'est tout ce qu'il me reste ; la vie n'est plus vraiment une vie. Et je sais que le moment où mon tour viendra est inéluctable. Je repousse donc l'échéance autant que possible en profitant au maximum du peu qui reste. Et l'un des seuls plaisirs de cet ersatz de vie c'est de jouer au base-ball avec leurs têtes et regarder les jolies éclaboussures. Ça me permet de confirmer que j'ai bien perdu tous mes esprits : je me fabrique des tests de Rorschach à même le mur avec la cervelle et le sang des zombies. Et tout ce que j'y vois c'est ma mort imminente, jamais de visage ou de joli papillon.
Je m'occupe en regardant ces taches de sang. Un peu comme ce tueur en série dans une série américaine. C'était à l'époque où l'on pouvait se détendre devant la télé. Mais les télévisions n'ont pas continué à émettre très longtemps. Les premiers jours, on pouvait encore regarder ça sur internet ; la télévision c'était déjà un peu dépassé de toute façon. Sauf que le système électrique n'a survécu qu'un temps à la télévision. Internet tombé, ne restait plus que les fichiers archivés sur disques ou les DVD. Mais une batterie d'ordinateur portable ça ne dure que quelques heures à peine. Peut-être certains ont-ils eu la chance d'avoir un générateur d'appoint et suffisamment d'essence pour l'alimenter. Quelques jours, environ de quoi se taper l'intégrale d'un feuilleton quelconque ? Et après, était-on plus avancé ? D'autant que l'essence était en priorité réquisitionnée pour les hôpitaux. De toute façon ils finirent par mettre la clef sous la porte puisqu'ils étaient devenus obsolètes : ce n'était plus d'hôpitaux que les gens avaient le plus besoin mais de morgues ; de préférence des morgues qui ferment à clef de l'extérieur.
Qui reste-il pour me reprocher mon attitude ? Certes, mes actes ne sont pas très constructifs. Mais nous vivons désormais dans un monde où « constructif » n'existe plus. Pour cause de non pertinence, je déclare le mot « constructif » banni du dictionnaire. Après tout, je fais ce que je veux, il n'y a plus d'Académie Française pour m'en empêcher !

***

Je ne sais quel instinct grégaire m'a poussé à rejoindre ce groupe de survivants. D'accord, je n'ai pas tiré ma crampe depuis un bout de temps et il y a deux ou trois filles pas trop repoussantes dans le lot ; alors j'ai ma petite idée...
Finalement cette situation ne change pas grand-chose à la précédente. Peut-être que les argumentations sémantiques sont plus marrantes en groupe que seul. Et de temps en temps on partage nos tests de Rorschach. En dehors de ça, pas grand-chose... je n'ai même pas encore réussi à attirer une seule fille dans mes bras. Dommage, le plus tôt serait le mieux ; on est limite au niveau hygiène, alors les poils poussent et les effluves prennent du corps... j'aimerais avoir l'occasion de faire l'amour une dernière fois sans avoir l'impression de copuler avec un yéti.
On donne dans le camping sauvage au milieu d'un supermarché... dans le rayon du fond, c'est là que se trouve la picole. On n'a pas d'électricité alors on a dû virer les périssables pour avoir une atmosphère respirable. En dehors de ça, la bière et les conserves ça ne périme pas... Je commence à en avoir assez des fayots et des petits pois mais sinon tout baigne. On a largement de quoi manger pour quelques années. Et dans la situation actuelle, quelques années c'est ce qui se rapproche le plus de « pour toujours ». En gros, on est tranquilles tant que les zombies n'auront pas décidé de venir faire leurs courses au même rayon que nous. Ce serait ballot, mais en attendant on vit comme des princes ; un vrai conte de fées, avec des zombies en prime dans les douves du château.
Depuis le temps que je disais qu'il fallait que je me remette au sport, il aura fallu que j'attende l'apocalypse zombie. Avec toutes les séries Z que j'ai vues, je ne pouvais pas être mieux préparé. Sauf qu'en général les Anglais ont des battes de cricket... Au début j'ai ressorti mes vieilles raquettes de tennis ; le cordage était un peu distendu mais pour ce que j'envisageais d'en faire ce n'était pas catastrophique. La fibre de carbone c'est peut-être bien pour l'équilibre de la raquette sur un cours de tennis, mais pour défoncer un crâne ça ne vaut pas grand-chose. Après avoir brisé toutes mes raquettes comme ces professionnels colériques qui cassent le matériel que les sponsors leur offrent, il a bien fallu que je me raccroche à autre chose. Même si continuer dans le sport aurait apporté son lot de distraction, je ne suis pas sûr que mon ballon de foot en cuir m'aurait été aussi utile. Alors j'ai fait un tour en forêt, pour y ramasser des grosses bûchettes. Ça a l'avantage du double usage : le jour ça fracasse des boîtes crâniennes et le soir ça alimente le feu. Cependant quand j'ai trouvé cette batte de base-ball dans une maison abandonnée – oui, le pillage est devenu un hobby toléré – je n'ai pas hésité un instant. C'est quand même plus classe de fracasser du zomblard à la batte qu'avec une branche d'arbre. Je n'ai pas tardé non plus à trouver une casquette des Yankees ; histoire de compléter le look. Quitte à crever bientôt, autant avoir l'air cool. La batte ce n'est pas aussi cool qu'un flingue mais on sait que les flingues ont une durée de vie qui n'excède pas celle de leurs munitions... les munitions illimitées ça n'existe que dans les jeux vidéo avec le bon « cheat code », ou dans les téléfilms aux scénarios saugrenus.
Tout à l'heure, Alice m'a retourné un sourire. Avec un peu de chance elle est prête à m'inviter au pays des merveilles. Ce soir, je me lance : probabilité non nulle de coït. Finalement ce ne sera peut-être pas une si mauvaise journée... Enfin je veux dire qu'elle sera peut-être moins pire que les précédentes. Et il faut en profiter, j'ai été faire un tour au rayon des cosmétiques, la plupart des préservatifs seront bientôt périmés. En même temps, se soucier des MST ou d'une grossesse dans notre situation relève de l'ironie... la force de l'habitude.
Il paraît que lorsqu'on est à l'article de la mort, on apprend à profiter des petits plaisirs de la vie, de ces petits détails qui ne se révèlent qu'au moment où on la perd. À mon avis ce sont des conneries inventées par des poètes et des auteurs nombrilistes qui ne savent pas quoi imaginer pour vendre leurs productions médiocres. À savoir que la fin est proche, on est bien trop déprimé pour prendre du plaisir à quoi que ce soit, tous ces fameux petits instants du quotidien deviennent une torture. Peut-être n'est-ce qu'une question de suspense : on ne sait pas si la mort viendra dans une semaine, un jour, une heure ou une minute – je ne me fais pas d'illusion, un mois c'est désespéré. Si un médecin était venu me dire « Il ne vous reste plus que dix jours à vivre » je pourrais profiter de ces instants. Là, je ne profite de rien, rongé par l'anxiété de l'Inconnu.
Je ne vois qu'un truc pour sortir de cette misère ; même pour quelques minutes seulement. Je veux conjuguer le verbe « nicher » à la première personne du pluriel de l'indicatif présent. J'ai ce personnage de sketch qui me revient toujours à l'esprit : « est-ce que tu baises ? »
Quitter notre base de repli commerçante n'était pas la meilleure des idées. Mais, mine de rien, il faut tout de même combattre l'ennui. Et les parties de poker et autres jeux de cartes ça va bien cinq minutes. Alors on s'est dit qu'on allait faire un tour à la pharmacie, vu qu'au niveau médical il n'y a pas grand-chose dans notre supermarché. Personne n'était blessé, personne n'était malade. Il vaut mieux prévenir que guérir. Organiser une razzia, entre la préparation et l'exécution, ça occupe bien sa journée.
On est partis à cinq. Ce n'est pas encore la surpopulation dehors, on peut faire plusieurs pâtés de maisons sans tomber sur une horde. Il vaut quand même mieux rester discret. Les allergiques qui éternuent à tout bout de champ et les obèses à la respiration lourde n'ont pas fait long feu. C'est sûr que pour survivre la mobilité est importante, mais c'est surtout la discrétion qui est essentielle. Réussir à fuir devant une meute c'est bien, ne pas se faire repérer par elle c'est mieux. Donc l'expédition se résumait à seulement cinq personnes, pas trop chargées. Cinq : moi, truc, bidule, machin et l'autre. Non je ne m'embête pas à me rappeler tous les noms, ça n'a aucune importance ; comme ça je n'aurais aucun remord à en laisser un se faire dévorer pendant que je fuis. Pour la petite histoire, truc c'est une fille avec une sacrée paire de couilles ; et l'autre c'est un mec qui a dû se les faire confisquer (dans le genre parodie d'homosexuel).
« Faites l'amour, pas la guerre ». Avec toute ma frustration sexuelle, désolé pour les hippies mais j'ai la hargne d'un guerrier. Je ne suis pas suicidaire au point d'aller les chercher, mais si les zombies s'amènent, je ne me ferai pas prier pour leur défoncer gentiment la gueule. Quitte à citer des slogans vides de sens, je préfère celui des gangs ricains « tuer ou être tué ». Le plan reste toujours le même : qu'il y ait guerre ou non aujourd'hui, ce soir il faut que j'emballe.
Je ne sais plus trop comment le groupe s'est retrouvé séparé. Dans la panique on ne fait pas bien attention. Quoi qu'il en soit je me retrouve maintenant en tête à tête avec l'autre tafiole et une ribambelle de zombies. Il ne manque plus que la techno pour faire défilé de la gay pride. Sérieusement je n'ai rien contre les pédés, mais l'entendre pousser des hurlements stridents en sautillant et en agitant ses mains comme s'il avait du vernis à faire sécher, je n'en peux plus. S'il continue, je vais l'envoyer pleurnicher dans la fosse aux lions. Ça devrait faire distraction, le temps que je trouve une échappatoire.
D'autant qu'à ce sujet les options manquent. Nous sommes au fond d'une ruelle, donc dans notre dos un mur, à droite un mur et à gauche un mur. Reste, en face, environ une vingtaine de cadavres dégingandés. S'il y avait eu un concert de black-métal dans le coin le doute aurait été permis, là c'est plutôt la certitude d'y passer. De chaque côté les murs dépassent les trois étages, et je n'ai pas les super-pouvoirs des héros en collants qui permettraient de franchir ces obstacles.
Le mur de derrière semble plus accessible que les autres, mais fait au moins cinq mètres de haut. En faisant une courte-échelle c'est jouable. Je vois que mon compagnon d'infortune en est arrivé à la même conclusion. Chacun doit essayer de convaincre l'autre qu'il doit y aller en premier. Sur ce point je suis mal parti : il est taillé comme une biscotte, il n'y a aucune chance qu'il réussisse à me porter assez haut avec les brindilles qui lui servent de bras. Je pourrai probablement le hisser, mais ensuite il ne pourra pas me tracter. Dans tous les cas je l'ai profond.
Alors il reste le suicide. Sauf que j'ai une batte et mon voisin un club de golf. C'est efficace contre les zombies et n'a pas l'inconvénient de nécessiter des munitions. Par contre pour se suicider c'est loin d'être l'idéal. J'espère que je ne souffrirai pas trop... Sans conviction.
Foutu pour foutu, autant faire une dernière bonne action. Je n'ai jamais pu piffrer l'autre follasse, mais autant lui donner une chance de s'en sortir. Je lui fais la courte-échelle et lui ordonne de dégager le plus loin possible. Quitte à crever, autant m'éviter ses hurlements d'adolescente face au dernier boy's band à la mode.
Bon, finalement ce n'est pas ce soir que je baiserai... je vais plutôt mourir. Je savais bien que ça finirait par arriver, mais avouez que le timing est particulièrement mauvais. Et une fois transformé en zombie avec la peau en décomposition qui se détache de mon visage ça m'étonnerait que j'aie des masses d'occasion de conclure. Ça se trouve d'ailleurs mon pénis sera la première chose à pourrir et tomber ; et là je pourrai littéralement me le mettre sur l'oreille. C'est tout de même étonnant que ce besoin de se vider les couilles à tout prix vienne m'assaillir même au moment de la mort. Dans dix secondes je ne serai plus de ce monde que sous la forme d'une sorte d'alcoolique boiteux avec « Aaaaahhhh » comme seul vocabulaire. Mes attributs virils devraient vraiment être le dernier de mes soucis. Bon bah adieu les vivants... et à bientôt.

***

Je n'ai plus ni conscience, ni remord. Qu'est-ce que ça fait de moi ? Un Übermensch ? Ou un sous-homme ? Ou même pas un homme du tout ? Finalement je n'ai pas tant changé que ça... toujours ces mêmes interrogations sémantiques. Cogito ergo sum, je pense donc je suis. Le seul problème c'est de définir le quoi. L'introspection ne m'aidera pas forcément à grand-chose, mais au moins ça occupe un peu ; il n'y a pas des masses d'occupations pour un zombie dans le coin.
Qu'est-ce qui a vraiment changé ? Maintenant je dois chasser des humains pour me nourrir si je veux survivre. Même sans être un modèle de vertu je ne l'aurai probablement pas fait par le passé. Tout du moins je me dis que je n'aurais jamais tué quelqu'un sans une bonne raison. Mais le besoin de survivre, ne serait-ce pas une bonne raison ? C'est tout de même une question de vie ou de mort ! À moins de recommencer à ergoter sur la sémantique en mettant en doute le fait que je ne sois pas réellement en vie.
Alors il ne reste que l'élocution. C'est vrai que dans ce domaine j'ai pas mal régressé. Mais mes poumons ne fonctionnent plus d'un côté, ma langue et mes cordes vocales commencent à pourrir de l'autre ; vous reconnaîtrez que c'est bien handicapant. D'autant qu'au moment où je cherche à verbaliser mes pensées, ces dernières ont tendance à s'embrouiller. Mon cerveau n'est plus fourni en oxygène et en sucre de manière aussi efficace qu'auparavant. Je suis dans une sorte de brouillard, comme après une soirée à abuser de la boisson et de l'herbe ; l'euphorie en moins.
Finalement, je me dis qu'en dépit de la situation je n'ai pas vraiment changé. Je suis resté le même fils de pute. Ce n'est qu'une expression bien sûr, j'ai trop de respect pour ma mère ; et pour les prostituées. Quoi qu'en mettant le sujet de la prostitution sur le tapis, je réalise que je suis bien moins obnubilé par le sexe que précédemment. Finalement pour un mec, devenir zombie c'est semblable à arrêter de penser avec sa bite pour penser avec son estomac. Le niveau intellectuel reste inchangé, de ce que je peux en juger. En même temps je ne suis pas forcément le mieux placé pour évaluer sur moi-même une éventuelle dégradation cognitive.
Est-ce que je regrette ma vie d'avant ? Un peu difficile à répondre. Vivre sous la menace des zombies, non ! Ma vie d'avant n'était pas si terrible que ça non plus. Presque trente ans, célibataire, au chômage, à jouer aux jeux vidéo dans le garage de papa et maman... En même temps, ça ou zombie, je crois que je préférerais encore le chomdu et les branlettes devant des sites pornos, aussi triste que cela puisse paraître.
L'instinct grégaire est toujours là en tout cas. Je suis resté avec la meute qui me bouffait les intestins il y a encore peu de temps. Ils en avaient plus besoin que moi. Pourquoi ils m'ont laissé devenir l'un des leurs plutôt que de me bouffer complètement je ne saurais le dire. Peut-être que ma tête leur revenait. On n'en n'a pas vraiment parlé, leur lexique est à peu près aussi fourni que le mien. On fonctionne de manière tacite ; on sait qu'avec notre pointe de vitesse d'asthmatiques, notre seule chance réside dans notre nombre, donc on reste en meute. Survivre en groupe avec des inconnus, plutôt que mourir seul. Finalement rien n'a vraiment changé.
Dans la mort, comme chez les supporteurs de Liverpool, c'est la règle du « You'll never walk alone ». Mais sans corde vocale c'est difficile de chantonner... Dommage, une troupe de zombies qui chantent comme un groupe de hooligans de retour du pub ça serait marrant. Être humain c'est « je pense donc je suis », être un zombie c'est « je ne pense pas donc je te suis ».
Maintenant c'est « crève et marche », le grand défilé de la zombie pride ; juste moins coloré que celui des homosexuels. Et il y a moins de musique et un peu plus de tripes à l'air aussi. Une fois presque mort, la notion d'organe interne perd de sa pertinence. Vous vous demandez comment on arrive à marcher ainsi en rythme sans tempo ? Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de musique qu'il n'y a pas de tempo. Il n'y a plus de sang qui y circule pourtant je sens toujours battre mes tempes. Je ne sais pas ce qu'il s'y passe, je pense que je ne veux pas le savoir, mais le battement est bien là. Comme un tambour dans mon crâne. Il me guide sans direction. Je sais que mes compagnons suivent le même signal ; mais j'ignore d'où je le sais. Alors on avance au pas, parodie d'armée ou parodie d'humanité. Des soldats pour la guerre ou des moutons pour l'abattoir ? Au moins toutes ces questions que l'on se pose ne sont plus un frein, mon contrôle sur mon corps n'est que minime. Je suis passager de ma propre carcasse en pilotage automatique. Il existe un nom en psychologie pour ça, mais je ne suis pas psy. La zombification a fait de moi un schizophrène, vous pensez que c'est une excuse valable pour Saint-Pierre ? En même temps je m'en fous, je suis athée... C'est un peu trop tard pour commencer à me soucier de mon âme, de mon karma ou de quoi que ce soit du genre.
Enfin de la viande fraîche en vue. Ou à portée de sens. Ce n'est pas vraiment une question de vue, ni d'odorat. D'ailleurs vous verriez le nez ou les yeux de certains d'entre nous, aucune raison que ça fonctionne encore. Disons que comme tous les autres sens tombent en rade un par un, on finit par en développer un sixième. C'est peut-être lié avec ce tambourinement qui nous guide.
Un groupe de trois vivants. Je ne saurais pas dire s'ils font partie de mon ancien groupe. Ma mémoire est défaillante. C'est dommage je connaissais la cachette de mon ancien groupe, on aurait pu faire un gueuleton si je m'en rappelais. Trois proies équipées d'armes contondantes. Nous sommes désarmés, mais presque cinquante. Bon appétit !
La logique voudrait dans une telle situation de ne pas se mettre en première ligne. Nous sommes plus lents et plus faibles ; notre seul avantage est le nombre. On sait que les premières lignes vont morfler grave. C'est de la pure logique. Être au fond n'est pas une bonne stratégie non plus, c'est uniquement l'assurance de garder le ventre vide. Mais il faudrait laisser quand même un peu de chair à canon devant. En toute logique, même une fois zombie on ne veut pas mourir. Si on cherche à manger n'importe qui et n'importe quoi c'est quand même pour faire perdurer notre vie, ou non-vie (question de point de vue). Bref, j'ai conscience que ma présence en première ligne est à l'opposé du bon sens. Et pourtant j'y suis. Il n'y a pas à dire, la mort ça rend con, les connexions ne se font plus correctement et bye-bye la logique. Lucide peut-être, mais con sans aucun doute.
Bon, c'est réglé. J'espère au moins que la seconde mort sera moins douloureuse que la première. Et un peu plus définitive.

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