mercredi 24 janvier 2018

L’incroyable aventure de l’homme qui pétait plus haut que son cul

La nouvelle qui suit est au sommaire des Contes Marron volume 2 (Éditions des Artistes Fous) à paraître en février et qui devrait être disponible en avant-première sur notre stand au salon le Grimoire (à Gérardmer pendant le cadre du festival du film fantastique) (enfin sauf accident d'impression ou de livraison).
Je la publie ici avec un peu d'avance sans oublier de vous inciter à vous procurer ensuite l'anthologie pour profiter de tous les autres textes de grande qualité anale (ainsi que sa magnifique couverture).
J'en profite pour saluer Xavier Otzi qui a soufflé l'idée "pro(cto)logue" que je lui vole sans remord.

L’incroyable aventure de l’homme qui pétait plus haut que son cul



Pro(cto)logue – Où les freaks sont chics

L’agent Johns toussa et essaya d’épousseter son costume avant d’abandonner, l’été avait été sec et la terre soulevée par la foule autour de lui se déposait plus vite sur le tissu qu’il ne pouvait l’enlever. Que ne fallait-il pas faire pour le bien de la patrie ? Lui le dernier aurait pu se douter que travailler pour le bureau l’aurait amené à visiter un freakshow alors que son pays venait à l’hiver de s’engager dans le conflit en Europe. Il aurait pu rejoindre la naissante Office of War Information, au lieu de quoi il déambulait entre les chapiteaux, évitant d’être bousculé par les enfants qui courraient en tous sens, soulevant ces nuages qui irritaient la gorge et le moral de l’officier.
Le discours du monsieur Loyal lui confirma qu’il était bien devant la bonne tente… Le personnage respectait le cliché du rôle qu’il interprétait : grand et sec, redingote trop large aux couleurs criardes, chapeau haut de forme et petite moustache pointue à l’européenne.
« Entrez, mesdames et messieurs, petits et grands,
Vous n’en croirez pas vos yeux, car l’homme dont vous vous apprêtez à voir le spectacle est incroyable. Véritable surprise de la nature, il est né avec le bas du système digestif inversé le poussant dès sa plus petite jeunesse à développer d’incroyables facultés de contorsion afin de satisfaire aux besoins de son corps ; tout cela couplé avec des remontées de gaz constantes, vous aurez le plus incroyable des contorsionnistes pétomanes du monde.
Entrez, mesdames et messieurs, petits et grands, et vous assisterez au spectacle unique au monde, la fierté de notre show, le pilier de notre troupe : L’inouï volcan gastrique, le stupéfiant ventilateur élastique, l’extraordinaire anus qui pointe vers Dieu… l’incroyable homme qui pète plus haut que son cul ! »

Sous l’éclairage des lampes à gaz du chapiteau et de quelques torches, se tenait un petit homme. Plutôt maigre, il portait une sorte de collant vert qui sur le haut formait des bretelles à la façon des tenues des lutteurs ; en dessous il ne portait rien, laissant apparaître un torse nu glabre. Sa peau était trop pâle pour la saison et son visage semblait émacié, comme malade. Il ne devait même pas avoir atteint la trentaine d’années et pourtant ses cheveux bruns commençaient visiblement à se clairsemer. Loin de l’allure d’athlète à laquelle l’agent Johns s’attendait ; il se demandait s’il ne s’était pas trompé de client, clairement le saltimbanque gringalet n’avait pas la carrure pour la mission qu’il avait à lui confier.
Le public avait fini de faire son entrée et l’agent avait pris place dans le fond de la tente ; là où il se sentait le plus à l’aise : dans l’ombre, en simple observateur.
Les rideaux du chapiteau se fermèrent à la lumière extérieure et un roulement de tambour annonça le début du spectacle. Sur la scène, centre de toutes attentions, le performer salua son audience d’une révérence gracile. Puis il se saisit d’une torche accrochée à proximité puis l’approcha du haut de son postérieur, au creux des reins juste au bas du dos ; et dans une terrifiante pétarade une flamme de plus de deux mètres s’éleva dans les airs, tuant toutes les ombres autour d’une audience enfin captivée ; à l’exception du fédéral qui aurait préféré être sous les feux nazis que face à ce spectacle grotesque pour ses yeux et ses oreilles.

Le spectacle venait de s’achever sur le clou : plié en deux, en équilibre sur les mains alors que ses jambes se bloquaient derrière sa tête, le contorsionniste se projetait à la force de ses vents, faisant de petits sauts dont le système de propulsion hors-norme soulevait des nuages de poussière, placée commodément sur scène à cet effet.
Johns attendit que le contorsionniste se rende dans sa loge après un salut sous l’ovation d’un public enthousiaste. Public qui ensuite quitta progressivement le chapiteau, attiré par la voix du monsieur Loyal qui les orientait vers de nouveaux spectacles « dont vous ne reviendrez pas » ou « que vous n’avez jamais même imaginé ». Puis avec la discrétion qui allait avec sa progression, il se rendit vers la loge de l’artiste pour qui il avait fait ce déplacement.


I – Où le sort de l’Amérique, voire du Monde, est en jeu

Buster, car c’était là le nom du forain pétomane, sortit de la petite tente dans laquelle il avait fait une rapide toilette, se débarrassant de la sueur et de la poussière qui collait sa peau. Ses performances lui ouvraient toujours l’appétit et il se réjouissait de la collation qui l’attendait dans sa roulotte.
Il prit le temps d’un détour pour flatter Flash et Gordon, les deux chevaux qui tiraient fidèlement sa demeure depuis des années. Les forains se mettaient tous à l’automobile mais lui ne pouvait se résigner à abandonner ses meilleurs amis ; bien sûr il serait un jour temps de les laisser jouir d’une retraite méritée, alors il succomberait sûrement à la mécanique, mais ce moment n’était pas encore arrivé.
Il fut particulièrement surpris en entrant dans sa roulotte d’y trouver attablé un homme sec, en costume de ville aux cheveux et à la moustache coupés ras. Buster allait chercher Mick, l’homme fort de la troupe, tout aussi habile à plier les importuns que les barres de fer ; il ne se ravisa que parce que l’homme l’interpella de son nom complet. Il était « l’homme qui pétait plus haut que son cul » ou « le contorsionniste pétomane », personne ne l’appelait jamais Buster Wyler, à part sa famille et l’administration… et l’homme n’était pas de sa famille ; son attention était piquée et il la retourna donc vers l’individu, toujours impassible. Buster tira une chaise et s’installa en vis-à-vis, de l’autre côté de la table où l’homme avait posé un chapeau de citadin poussiéreux.
« Je suis ici au nom du gouvernement…
— Si vous êtes du service d’incorporation, j’ai déjà été réformé… Vous avez peut-être remarqué mon léger handicap.
— Je ne suis pas là pour la conscription. Et ce n’est pas au front que votre pays a besoin de vous. Le service que nous requérons de vous est bien plus important qu’une bataille dans le pacifique. »
Le contorsionniste, qui tout à coup avait la gorge sèche, se leva pour aller chercher deux verres et une carafe d’eau. L’homme du gouvernement refusa poliment la proposition de se désaltérer et Buster but seul son verre avant de s’éclaircir la gorge et de poursuivre :
« Et je suppose que c’est le genre de « service » qu’on ne décline pas ?
— Vous supposez bien. Je vous laisse une demi-heure pour vous préparer, je vous attends à la sortie des visiteurs. »
Le fonctionnaire se leva, se saisissant de son couvre-chef, et esquissa un départ. Buster l’intercepta avant de partir, retenant son bras de la main, pour poser la question à laquelle il n’avait pas eu de réponse :
« Mais est-ce que je peux au moins demander ce qu’on attend de moi ? Et où on va ?
— Vous pouvez le demander. Mais je n’ai pas de réponse à vous donner, toutes ces informations sont classées. Tout ce que je peux dévoiler c’est que votre échec serait catastrophique et que vous pourriez très bien être notre seule chance de sauver ce pays et une partie du Monde. »


II – Où les trajets agités mènent à des lieux inattendus

Seul les cahots de la route indiquaient au futur héros contraint que le train progressait bien. Depuis qu’il avait quitté le cirque en voiture, ses yeux avaient été maintenus bandés afin qu’il ne puisse se repérer. Il était en direction d’un acte héroïque qui lui apporterait une gloire qui ne sortirait probablement pas du pentagone ; heureusement qu’on lui avait promis une indemnisation équivalent à presqu’un mois de son salaire de forain pour seulement quelques jours. Mais en dehors de cette promesse pécuniaire on le laissait dans le noir complet, littéralement et métaphoriquement : il ne savait pas où il allait ni ce qu’il allait faire. Même après son départ et avec l’assurance qu’il ne pouvait plus se confier à quiconque, le fonctionnaire continuait à se contenter de lui dire qu’il serait briefé en temps et en heure.
Quand il se réveilla le train était à l’arrêt. Et il voyait son accompagnateur sur la couchette en face de la sienne dans le wagon qu’ils partageaient. Un rapide geste à son visage le convainquit qu’il ne rêvait pas et que son bandeau n’était plus en place ; il n’était apparemment plus nécessaire avec le rideau de la seule fenêtre tiré. Son interlocuteur refusa de confirmer ou d’infirmer qu’une drogue lui avait été donné pour le pousser au sommeil comme il suspectait. Tout comme il refusa de lui dire combien de temps il avait passé assoupi ; tout était fait pour qu’il n’ait pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. Peut-être allaient-ils traverser tous les États-Unis, ou peut-être faisaient-ils une boucle pour revenir à leur point de départ.
Le train reprit doucement sa course. Apparemment ils n’étaient pas encore arrivés à destination et la halte n’était qu’une étape, probablement pour le ravitaillement ; ou simplement pour le perturber un peu plus dans une éventuelle tentative de se repérer avec les sens dont ils n’avaient pu le priver. Ignorant combien de temps le reste du trajet allait durer, il lui fallait maintenant trouver comment occuper son temps, enfermé dans une cabine avec un fonctionnaire peu loquace et aucune distraction.
« Agent ? Peter Johns, c’est votre vrai nom ou un alias ?
— C’est comme ça que je m’appelle en ce qui vous concerne.
— Et vous êtes marié ? Des enfants ?
— …
— Cool, super conversation Funny Pete ! »
Il ne lui arracha plus le moindre mot ensuite, malgré ses tentatives ; tout juste un haussement de sourcil ininterprétable au surnom ridicule dont il l’avait affublé.
« Clac-clac-clac » les roues du train étaient plus communicatives que l’agent secret Peter Johns ; alors Buster décida de faire quelques exercices malgré la taille de la cabine. Ses facultés de contorsionnistes requéraient un exercice quotidien auquel l’exiguïté n’était clairement pas un handicap. Par contre quand il s’essaya à entretenir l’autre facette de son art, Funny Pete exprima sa désapprobation d’un raclement de gorge et le pétomane choisit de remettre ces exercices à une occasion ultérieure.

« Bon, maintenant que nous arrivons bientôt à destination, il est temps que je vous brief sur le service que l’on attend de vous. »
Buster aurait aimé répondre d’une remarque cinglante, mais il était tellement étonné d’obtenir ces informations spontanément qu’aucune réplique cynique ne lui venait à l’esprit. Il se contenta d’écouter attentivement les explications, parcellaire certes, de ce qu’on attendait de lui ; de la contribution qu’il apporterait à cette nation dans l’effort de guerre ; de ce qui ferrait de lui le héros qui a sauvé la patrie… contraint mais tout de même exalté.


III – Où on atteint les lieux inattendus

« Et bien sûr vous ne direz jamais rien de tout ce que je vous ai dit sur ce lieu.
— Mais vous ne m’en avez rien dit.
— Voilà vous comprenez, c’est exactement ça.
— Non, mais vous ne m’avez littéralement rien dit. Juste que c’est un centre d’expérience scientifique top secret. »
Le bâtiment ressemblait plus à un centre industriel qu’à un laboratoire ; énorme bâtisse de béton et de tôles avec tuyaux et cheminée crachant des nuages de diverses teintes de blanc et de gris. Le complexe était entouré d’une clôture électrifiée formant un périmètre dans lequel patrouillaient de nombreux militaires. Plusieurs miradors équipés de lumières de poursuite complétaient le dispositif qui donnait au lieu l’apparence d’une usine dans un camp d’emprisonnement.
Un camp qui si l’on en croyait la pancarte d’avertissement à l’entrée était sous l’autorité du Manhattan District.
« Manhattan ? On est proche de New-York ?
— C’est là que se trouvent les bureaux du projet. On peut avancer ou vous avez d’autres questions pertinentes à poser avant de commencer ?
— Vous voyez Funny Pete que quand vous le voulez, vous arrivez à être marrant. Après vous. », conclut-il en l’invitant d’un geste à avancer.
L’agent Johns n’avait eu qu’à se présenter au portail pour que celui-ci lui soit ouvert diligemment par le planton de service.

Une fois dans le bâtiment le contorsionniste suivit son guide comme son ombre à travers un dédale de couloir gris et lugubre malgré un éclairage excessif. À l’intérieur, la tension était forte ; tous les scientifiques croisés – reconnaissables à leurs blouses blanches – et quelques militaires se déplaçaient comme si leur vie était en jeu. Et c’était le cas, malgré la compartimentation des informations il était dur de garder un désastre imminent secret des collaborateurs du projet qui se trouvaient être également les premières victimes potentielles.
Dans une petite salle, un scientifique – probablement un responsable du complexe – tenta de lui expliquer dans des mots simples le problème qui menaçait de mettre en péril la nation toute entière. Un conduit de leur centre d’enrichissement – Buster n’avait pas cherché plus loin à comprendre certaines expressions – risquait de rompre sous la pression à cause d’une micro-fissure. Cela risquait d’entraîner quelque chose que le forain ne comprenait pas bien mais par contre il avait bien compris la conclusion inéluctable : Boum ! Plus de centre de recherche, plus de scientifiques et de militaire, un gros trou où qu’ils se trouvaient et un air empoisonné – ou un truc du genre qui avait rapport à une scientifique française. Ils avaient besoin de quelqu’un de suffisamment souple pour ramper dans leurs tuyaux et aller colmater la brèche avant qu’il ne soit trop tard.
« Et en quoi ça va sauver le pays ? »
Cette fois c’est l’agent, silencieux pendant tout le discours scientifique, qui répondit :
« Ce projet est essentiel à l’effort de guerre. Sa réussite pourrait s’avérer décisif quant à la conclusion du conflit. Mais surtout l’accident, même en mettant de côté les dégâts et les pertes, enverrait un terrible message qui porter un coup fatal au moral de nos troupes et de nos alliés tout en renforçant celui de l’axe. »
Le discours semblait rôdé – il répétait probablement mot pour mot celui que ses supérieurs lui avaient tenu – et Buster l’accepta d’un mouvement de tête sans contester quoi que ce soit.
« Mais pourquoi moi ? Vous ne pouvez pas utiliser un de vos engins télécommandés ?
— Les tuyaux sont en plomb, pour se protéger des radiations. Ça protège aussi des ondes qui commandent ces machines qui sont inutilisables.
— D’accord, et je suis le seul contorsionniste pour cette mission parce que mon autre faculté sera mise à contribution je suppose… Alors qu’est-ce que je vais devoir me mettre dans le cul ? »


IV – Où se mettre des choses dans l’anus peut sauver le monde

« Et donc ce mastic doit aller dans mon rectum, parce que ?
— Vos mains seront mises à profit pour progresser dans les tuyaux. De plus ceux-ci sont trop étroits pour porter des vêtements à poche… commença à expliquer l’agent du FBI.
— Vous serez d’ailleurs nu afin de pouvoir avancer sans « accroc », poursuivit le scientifique au sérieux imperturbable.
— Et nous vous fournirons un lubrifiant afin de diminuer les frottements qui pourraient vous ralentir, sentit bon de préciser l’agent.
— Et dans tout ça mon anus reste le seul réceptacle disponible pour le mastic qui comblera la fissure.
— Voilà ! D’autres questions avant de commencer ?
— Juste une rapide – je ne voudrais pas trop retarder l’accomplissement de vos fantasmes étranges. Qui a bien pu avoir l’idée de ce plan ? »

Après avoir déroulé un schéma complet du complexe, l’agent commença à présenter les détails du plan. Il faisait de grands gestes, de grandes phrases – plus grandes que tout ce dont le contorsionniste avait entendu de lui sur tout le chemin jusque-là – et laissait Buster incapable d’en placer une, se contentant de mémoriser les tours qu’il allait devoir prendre une fois dans le tuyau sans contact possible avec l’extérieur. Par instant le scientifique se permettait d’apporter des précisions qu’il jugeait pertinentes ; Buster les ignorait, les jugeant sans intérêt pour la mission, en tout cas pas pour sa mise en application qui consistait juste à ramper pour lâcher la caisse la plus importante de sa vie, à l’endroit et au moment opportuns.
Après lui avoir offert un verre d’eau, le scientifique et l’agent le laissèrent se déshabiller et se huiler les parties du corps qu’il estimait les plus gênantes pour sa progression. Ils le menèrent ensuite jusqu’à un escabeau donnant sur une trappe vers l’entrée d’un premier tuyau qui lui permettrait de rejoindre le complexe de tubes de métal qui formaient le système respiratoire de l’ensemble du bâtiment. Ses deux accompagnateurs avaient eu la présence d’esprit de faire évacuer cette zone pour ménager sa pudeur ; pourtant peu gêné habituellement dans ce domaine, Buster n’en menait pas large.
Que ne ferait-on pas pour son pays ? Même sans trop savoir ce qu’on va faire exactement ? Même sans trop savoir pourquoi ? Mais sans trop avoir le choix de toute façon.


V – Où un trou du cul sauve le monde

Buster glissait et se tortillait depuis presque une demi-heure. Un coude à droite, deux virages à gauche, quelques embranchements, montées puis descentes ; il avait complètement perdu le sens de l’orientation qu’il n’avait de toute façon jamais eu fort développé.
La seule raison pour laquelle il ne se reprochait pas d’être dans une telle situation était qu’on ne lui avait jamais vraiment demandé son avis. S’il avait refusé il aurait probablement été jeté dans un trou, voire exécuté sur place ; mais finalement ces options ne semblaient plus si rebutantes maintenant qu’il se trouvait à ramper dans cette fournaise, recouvert de graisse et de sueur, obligé de contracter les sphincters pour éviter de perdre de la précieuse substance qui ne demandait qu’à fuiter.
Et bien sûr il ne pouvait s’empêcher d’angoisser quant au contenu de son anus. On lui avait assuré que le mastic était à prise très lente, mais il redoutait de se retrouver avec la pire occlusion de l’histoire des désordres intestinaux s’il ne se dépêchait pas suffisamment.
« On ne devient pas un héros sans sacrifice », il était sûr d’avoir lu ça dans un tract pour l’effort de guerre. Ou était-ce dans un numéro de Captain America ? Il aurait abandonné sans remord ce rôle pour retourner à celui de saltimbanque.

Ça faisait désormais de trop nombreuses minutes qu’il était complètement isolé de tout son venu de l’extérieur, sa progression était rythmée uniquement par les assourdissants battements et sifflements des entrailles de ce bâtiment. La métaphore était trop facile pour ne pas qu’il se sente comme un microbe progressant dans une bête malade.
Sans indication nouvelle il devait se contenter de sa seule mémoire. Le plus souvent il progressait dans de longs tuyaux, mais il lui fallait tout de même se rappeler d’une grosse dizaine de changements de direction qu’il avait encodé dans un poème mnémotechnique. Mais pressé par le temps et ses commanditaires, il avait manqué de temps pour le mémoriser parfaitement et en doutait parfois.
Plus de tournant, plus qu’à passer la dernière ligne droite ; et surtout ramper dans ce rétrécissement empli de vapeur et à peine assez large pour la largeur de ses épaules. Essayant de progresser en aveugle à la manière d’un lombric il finit par trouver la fuite, sentant une différence de pression contre ses côtes. S’aidant de la sueur qui avait pris la place de la graisse, il pivota sur lui-même jusqu’à ce que son anus soit posé directement en vis-à-vis de la fissure à combler.
Jamais flatulence n’avait été si libératrice… Malgré la désagréable impression de s’être fait dessus, il était libéré d’un poids, qui pesait autant sur son esprit que sur son gros intestin. À vue de nez le produit avait eu le temps de s’imprégner de matière fécale, Buster espérait juste que cela n’avait pas altéré le mastic et que la prise se ferait quand même.

Le retour allait s’avérer encore plus éprouvant. Le tuyau dans lequel il se trouvait était trop étroit pour effectuer un demi-tour et il dut à nouveau se démener comme un lombric, pour reculer cette fois. Il sentit dans les premiers moments la substance pâteuse qui n’avait pas encore pris s’étaler contre le bas de son dos. Et quand il passa enfin le visage à la hauteur de la matière en question, le nez à quelques centimètres au-dessus, il remercia la vapeur de ne pas s’être totalement estompée et de ne pas voir ce qu’il sentait.
Une fois rejoint le tube plus large il put opérer une manœuvre de retournement qui aurait pu être une agréable détente de ses articulations et de ses muscles si dans le mouvement il ne s’était pas retrouvé à un moment la joue collée contre son bas du dos, la substance poisseuse et malodorante comme seule séparation entre les deux bouts de peau.
C’est une heure plus tard, presque deux après le départ du contorsionniste, que l’agent Johns, qui attendait à son point de départ, le vit réapparaître. Ou plutôt le vit tomber comme une masse depuis la trappe d’aération sur le sol. Ce n’était plus qu’un amas de chaire tremblotante et sanglotante, couverte de sueur et de matières fécales, perclus de crampes.
Voulant dans un premier temps s’assurer que la mission était un succès auprès de l’intéressé, il se ravisa après s’être approché de trop près pour son odorat. Il décida donc de remettre le debriefing aux premiers instants qui suivraient sa douche et ordonna à un militaire de faction d’aller chercher une couverture pour couvrir le pauvre forain et un brancard afin de l’évacuer vers la salle de bain la plus proche.


Épilogue – Où le héros retourne à des flatulences insignifiantes

Même quand les infos du projet Manhattan furent déclassifiées, l’incident de la fuite n’était dans aucun des documents ; et parmi toutes les personnes impliquées dans l’opération, si l’on trouvait bien l’ensemble des employés du laboratoire et même l’agent Johns, aucune mention n’était faite de Buster Wyler.
Le héros qui avait, par ses contorsions, changé le cours de l’histoire était donc resté anonyme jusqu’à sa mort et à toujours. Mort qui avait été douloureuse et précoce. Une dizaine d’année après la fin de la guerre, un cancer du côlon s’était déclaré et il avait dû abandonner sa carrière. Sans couverture sociale, et oublié de tous les registres officiels, il avait souffert plusieurs mois dans le dénuement le plus total avant de trépasser.
Tout le monde avait bien vite oublié le héros qu’était Buster, mais le souvenir de l’homme qui pétait plus haut que son cul resta vif dans le domaine du spectacle. Il avait produit un spectacle qui resterait mémorable pour tous ceux, petits et grands, qui avaient eu la chance d’y assister. Une fierté que le contorsionniste avait gardée jusqu’à la fin et qui pour lui avait finalement le plus de valeur, car peu importe d’être un héros dont les pets sauvent le Monde quand on peut être un artiste et une inspiration, même au travers de flatulences insignifiantes.


jeudi 15 septembre 2016

Au mauvais endroit, au mauvais moment

Il s'agit de la première publication de cette nouvelle, qui était vachement mieux y'a trois ans, je n'aurais pas dû la laisser dans un tiroir...

Au mauvais endroit, au mauvais moment


Simon ne réalisait pas bien sa chance. Il était sur le point de devenir le premier être vivant à voyager dans le temps. Des voyages de test avaient été effectués avec des objets, sur des distances de quelques mètres et de quelques secondes. La théorie était à toute épreuve et le professeur Larose était particulièrement optimiste sur l’issue de cette expérience. Il n’y avait aucune raison pour que le transport de « matériel biologique » ne réponde pas de manière identique que dans le cas de matière inerte. Le voyage prévu était on ne peut plus simple : Simon allait être placé dans une capsule pressurisée (les contraintes du voyage temporel peuvent être éprouvantes) et celle-ci allait être envoyé trois heures dans le futur, pour un retour à son point de départ dans le laboratoire. Les contraintes structurelles du voyage étaient moins violentes lorsque l’on ne violait pas celles de causalité ; c’est pourquoi un voyage en avant avait été choisi comme premier test.
Simon ne réalisait vraiment pas ce qu’il était sur le point d’accomplir. Rien d’étonnant, il n’était qu’un rat de laboratoire que rien ne pouvait ébranler.

Alors que tout le monde s’activait dans le laboratoire, le professeur Larose était visiblement anxieux. Simon faisait preuve d’un flegme à tout épreuve. Il avait cependant un peu faim ; les chercheurs avaient décidé qu’il était préférable qu’il fasse le trajet à jeun. Aucune nourriture n’était à portée de nez, alors à quoi bon s’angoisser ; il n’y avait rien qu’il puisse faire alors, comme à son habitude, il somnolait légèrement en attendant que quelqu’un se décide à munir sa cage de nourriture.
Et pendant que tous les laborantins s’agitaient en tous sens, Simon restait impassible, concentré sur la tâche qui l’attendait : rester immobile dans sa capsule.
Puis arriva l’heure H. Et le fourmillement stoppa. Toute activité cessa et tous les regards se tournèrent vers la capsule. Au centre de toutes les attentions, Simon ne se laissa pas impressionner par son nouveau statut de star.
Un assistant du professeur actionna le mécanisme de mise en route de la machine. « Allez, c’est parti, mon kiki ! » Simon ne s’appelait pas « kiki » mais il ne s’en formalisa pas.

L’air était électrique et une odeur d’ozone flottait. Et la capsule disparut. Pas d’éclair de lumière, de détonation ou de « plop », rien. Un instant la capsule était là, le suivant elle avait disparu.
Il n’y avait plus qu’à attendre trois heures pour voir si elle réapparaissait à son point de départ comme prévu. Tout le monde était angoissé et le temps semblait long. Ils auraient pu ne faire un déplacement que de quelques minutes afin de ne pas subir la tension de cette attente. Mais il fallait un délai suffisant pour qu’un examen médical et comportemental du cobaye permette de déterminer le temps expérimenté par ce dernier : était-ce instantané pour lui ou vieillissait-il d’autant d’heures au cours du processus ? Cette dernière hypothèse, envisagée par plusieurs scientifiques, inquiétait car elle limitait grandement l’intérêt pratique de la découverte.
Les yeux étaient rivés sur la pendule. Puis les regards allaient de celle-ci aux montres que chacun portait avant de revenir ; comme pour vérifier que les secondes duraient bien une éternité quel que soit le référentiel utilisé.

Et au bout d’une heure la capsule refit son apparition dans l’espace-temps. Simon avait bien survécu et n’était pas affecté. Tout cela s’était passé en un éclair et il n’avait rien vu ni ressenti en dehors de la faim qui ne l’avait pas quitté.
Dans le laboratoire, le professeur et tout le personnel étaient en suspens. Les regards allaient de la pendule à la paillasse sur laquelle la capsule était attendue. De toute évidence, soit la pendule n’était pas à l’heure, soit quelque chose avait fait échouer l’expérience.
S’il n’avait pas eu l’intellect d’un rat, Simon aurait peut-être prié que quelqu’un réalise que la Terre tournait autour du Soleil. Une centaine de kilomètres par heure c’est peu. Mais pour un rat de laboratoire perdu dans l’exosphère, attendant d’être percuté par un satellite, ce n’est pas rien.

mardi 13 septembre 2016

Pourquoi ? Histoire d’un ange pas si banal.

Cette micro-nouvelle est assez ancienne, je ne me souviens plus de quand je l'ai écrite (ma première quand j'avais repris l'écriture y'a une bonne dizaine d'années), ni de où et quand je l'ai déjà publiée (probablement sur la première version de ce blog, mais comme j'ai effacé tous les articles je ne peux pas en être sûr).

Pourquoi ? Histoire d’un ange pas si banal.


Luc ferma les yeux, ébloui par la lumière qui irradiait, comme venue de nulle part. Il savait qu’il venait de mourir mais ne comprenait pas comment il en avait conscience. D’autant qu’il ne gardait absolument aucun souvenir de sa vie mortelle… si ce n’est les bruits et les odeurs d’une chambre d’hôpital. Même après avoir changé de plan d’existence son cerveau semblait encore embrumé par les tranquillisants. Il tenta de se lever en vacillant et entrouvrit les yeux pour ne voir autour de lui qu’un blanc immaculé à perte de vue rayonnant d’une lumière mystique. Dans un flash il revit son corps flottant dans ce long couloir blanc, les yeux fixés sur la lumière au bout, totalement détaché de toute notion temporelle. Aucun doute ne subsistait et son âme s’emplit de joie ; il était au Paradis.
S’accoutumant à la luminosité il put observer la seule chose visible dans tout ce vide : son propre corps. Malgré son amnésie il était persuadé que ce ne pouvait pas être le corps de sa vie mortelle. Il avait le corps d’un jeune enfant de cinq ans potelé et très pâle. Il était entièrement nu et dénué de sexe. En portant une main à sa tête il découvrit une chevelure abondante, légèrement bouclée.
En relevant le regard, il remarqua des formes se détacher au loin puis se rapprocher pour enfin prendre une forme que Luc put interpréter être un groupe d’ange. Quelques secondes plus tard, ou était-ce quelques siècles, le groupe arriva à sa hauteur. Il était composé de cinq séraphins, ne différant physiquement de lui en aucun point. Tout comme lui ils possédaient des corps jeunes au teint pâle et des cheveux blonds légèrement frisés ; ils possédaient également une paire d’aile battant dans leur dos et Luc réalisa qu’il n’avait pas encore vu ses propres ailes. Il tourna son regard derrière lui, sans résultat ; il tâtonna son dos de la main mais ne put sentir que sa peau et en dessous ses vertèbres. Il s’étonna de ne pas posséder d’ailes et se dit qu’elles pousseraient probablement bientôt. Il reporta son regard vers ses semblables un grand sourire aux lèvres mais remarqua que ceux-ci avaient abandonné leur masque de gaieté et le dévisageaient avec étonnement. Tout heureux d’avoir des interlocuteurs, Luc prononça ses premiers mots dans une langue dont il ignorait tout jusque-là mais qui lui parut naturelle :
— Bonjour, je viens d’arriver, du moins c’est l’impression que j’ai, et vous êtes les premiers autres anges que je rencontre.
Ses interlocuteurs ne lui répondirent pas et s’observèrent avant de commencer à discuter entre eux à voix basses. Luc tendit l’oreille pour essayer d’obtenir des bribes de conversation sans pour autant avoir l’air indiscret :
— […] pas possible qu’il nous accompagne à Eden […]
— […] probablement des pêchers à expier […]
— […] Impossible, pourquoi ne pas accepter des mortels dans ce cas […]
— […] l’Eden doit rester pur […]
Et le groupe de séraphins s’en retourna d’où il venait sans un regard pour Luc. Il essaya de les rattraper mais ses jambes encore frêles ne lui permettaient pas de garder la vitesse des êtres ailés. Il les interpella, espérant se justifier, proclamant que ce n’était qu’une regrettable erreur, mais n’obtenu aucune réaction. Il se résigna finalement au fait qu’il serait probablement à jamais seul, incapable de trouver le chemin d’Eden.
Il marcha tout droit, toujours tout droit, et, à force de réflexion, il savait qu’il était omniscient et possédait les réponses à toutes les questions sur l’univers et la vie. Et il réalisa alors avec désarroi qu’il lui restait l’éternité pour chercher à répondre à la seule question dont il ignorait la réponse : Pourquoi cela m’est-il arrivé à moi ?

dimanche 11 septembre 2016

Vol au-dessus d’un lit de caca

Nouvelle initialement publiée dans Les contes marron vol. 1 (Éditions des Artistes Fous) en 2014.

Vol au-dessus d’un lit de caca


Il paraît que la guerre c’est moche. C’est surtout une question de perspective : de quel côté du canon on se trouve. Un ventre qui explose et se répand en tripes-à-l’air, c’est plutôt une scène amusante à vivre ; tant que ce ne sont pas ses propres tripes qui jouent le vol-au-vent... option « j’ai laissé la cuillère en métal dedans en le mettant au micro-onde ».
Jusqu’à ce qu’on se trouve du mauvais côté du canon...
Nous partîmes cinq cents ; mais par une prompte débâcle, nous nous vîmes cinquante au point d’extraction. Les moins handicapés portaient ceux qui avaient un fragment de métal lové délicatement contre la moelle épinière – ce qui était mon cas.

Laissez-moi me présenter... non, en fait on s’en fout ! Je suis juste le type qui s’est trouvé pendant des années du bon côté du canon pour finir du mauvais. Shit happens, comme aiment à le dire les anglo-saxons. Et quand une balle mal placée te fait perdre le contrôle de ton sphincter, « la merde arrive » n’est plus une métaphore.
Qui a déjà séjourné à l’hôpital sait que malgré tous les efforts du service soignant, c’est déprimant à se tirer une balle ; le seul cas où être du bon côté du canon n’est pas suffisant. Un médecin passe en coup de vent – pas plus de cinq minutes par jour – histoire de regarder un dossier d’un air profond en hochant la tête et en faisant d’étranges grimaces en maugréant. Puis les infirmières passent toutes les cinq minutes pour vous laver au gant, vous torcher le cul, changer vos draps ou vos vêtements merdeux, ou juste vous nourrir ou apporter de quoi calmer la douleur.
La seule différence dans un hôpital militaire est le grade des personnels soignants. Je vous laisse imaginer en quoi c’est pire. Donc comme dans tout bon hôpital ils sont en sous-effectifs et dès qu’ils ne peuvent plus rien pour vous ils vous renvoient chez vous. Avec un fauteuil roulant et une importante réserve de couches pour adulte dans mon cas.

L’un des avantages de notre pays c’est son système de santé. Et on le ressent quand on n’a qu’une pension d’invalidité minable et le besoin d’une infirmière à domicile, même à temps partiel. Une assurance sociale est ce qui me permet de me différencier d’un clochard sous un pont, pour la simple raison que je n’ai pas besoin de me cuiter pour me chier dessus.
Plusieurs se sont succédé. Vieilles, jeunes, moches, belles, même un homme une fois. Quand on a renoncé à sa fierté ça ne fait pas une grande différence de qui nous torche le cul. Elles sont toujours professionnelles, on ne peut pas leur retirer ça. Et du professionnalisme il en faut pour changer les couches d’un adulte incontinent, pendant l’hiver et ses gastros comme l’été et ses canicules qui subliment les odeurs.

Mais celle-là – Sarah je crois, ce n’est pas son prénom qui m’a laissé un souvenir impérissable – fut différente. C’était une remplaçante qui venait pour la première et dernière fois. Mais des fois un seul instant suffit à nous marquer ; il paraît qu’il est important de faire une bonne première impression. Elle a réussi à me faire une très bonne première impression.
Je ne sais pas si elle avait l’impression de faire une bonne action en satisfaisant un de mes besoins qui n’existait plus ou si elle avait juste un fantasme morbide pour les infirmes... Elle tenta de mettre le petit soldat au garde-à-vous sans grand succès. Ledit soldat était mort au champ de bataille, de la même balle que le contrôle de mon sphincter.
Pourtant elle y mettait du sien, se dénudant lascivement, découvrant doucement de superbes courbes, jouant avec ses longs cheveux bruns à couvrir et découvrir l’échancrure de sa poitrine, m’aguichant en plongeant ses yeux verts dans les miens tandis qu’elle m’ôtait mes vêtements avec un sourire gourmand – y compris la couche, ce qui est moins sexy, même si elle était propre à ce moment. Rien n’y fit, ni ses déhanchements, ni ses caresses, ni les pilules qu’elle m’avait fait avaler et qui ne réussirent qu’à faire palpiter mon cœur un peu plus vite.
Alors qu’elle s’apprêtait à se résigner je pris les initiatives. Peut-être avait-elle perdu le pari fait avec des collègues de réussir à réveiller le mort, ce n’était pas une raison de ne pas bénéficier d’un lot de consolation. J’ai longtemps été habitué à réfléchir avec mes couilles, maintenant que plus rien ne fonctionne sous la ceinture le cerveau peut prendre le relais. Et si mon sexe ne fonctionne plus, ce n’est pas le cas de mes mains.
Ma langue parcourait les recoins de son cou tandis que mes mains descendaient de ses seins, suivaient la courbe de ses hanches et de son ventre pour atteindre ses fesses, lui arrachant de petits gémissements. Je la voyais s’activer tout autant mais ne sentait pas ses mains qui fouillaient en deçà de la limite de mes sensations. Elle pouvait bien faire ce qu’elle voulait de moi, j’avais perdu mes dernières inhibitions avec ma dignité.
Quand mes doigts plongèrent doucement dans la cavité humide, je sentis la cyprine déjà abondante couler dessus, mais c’est autre chose que sentis mon odorat. Merde ! Au sens propre, contrairement à la réalité de l’événement.
Loin d’être dégoûtée, l’infirmière semblait apprécier. Elle se saisit des matières fécales et commença à se caresser avec, se frottant à mon sexe rabougrit couvert d’excréments avant d’en fourrer un étron entre les lèvres, tel un substitut phallique. La situation m’aurait peut-être choqué quelques années auparavant et aurait été un frein à ma libido, mais cette dernière était déjà au plus bas et, encore une fois, j’avais dit adieu à ma dignité depuis longtemps.
À la frontière de l’écœurement je touchai un état proche de la décorporation. Je survolai la scène avec détachement et excitation ; de ces situations dont seuls les oxymores peuvent effleurer la définition. Et tout ce que mon corps était incapable de ressentir, mon imagination en était capable. Et sans terminaisons nerveuses et leur carcan de douleur, les griffures et morsures avaient la force et l’érotisme de mille caresses. Mon corps était handicapé, pas mon cerveau ; et ce dernier n’avait pas besoin du reste pour éprouver la jouissance et libérer l’influx d’endorphines. Et je m’abandonnai dans une satisfaction extatique que je n’avais plus ressenti depuis longtemps et n’ai plus jamais ressenti depuis.

Sarah n’est jamais revenue... Elle n’a laissé aucun moyen de la contacter et c’est probablement mieux ainsi. Il ne me reste que des souvenirs que mon incontinence ravive à chaque instant et qui la rendent un peu plus supportable moralement. Une anecdote que je n’aurais pas l’occasion de raconter à mes petits-enfants puisque je n’ai plus aucun espoir d’avoir un jour une descendance. Mais est-ce vraiment le genre d’histoire qu’on raconte à un enfant pour l’endormir ? Est-ce vraiment le genre d’histoire qui mérite d’être racontée à qui que ce soit ?

lundi 22 août 2016

Mort(s) – Préface

Je publie ici à l'occasion du Ray's Day 2016 la préface que j’ai rédigée pour la prochaine anthologie des Artistes Fous « Mort(s) » (à paraître… le plus tôt possible, j’espère). Cette préface est sous licence CC-by-nc-sa jusqu’à la sortie officielle de l’anthologie (moment auquel elle passera en CC-by tout court).
L'anthologie est disponible (15€ pour la version papier, gratuit pour la version ebook sur Le site des Artistes Fous Associés ou à lire en ligne sur la plate-forme wattpad).

Jusqu’à ce que la mort nous réunisse – Préface


Difficile de faire un thème plus universel que la mort, il suffit de voir le succès de notre appel à textes (environ 200 participations) pour comprendre que c’est un sujet qui parle à tout le monde. Toute chose a une fin et la mort est peut-être celle qu’on connaît le mieux et le plus mal. Tout le monde est confronté à la mort pourtant, si l’on met de côté les connaissances biologiques, on ne sait pas vraiment l’appréhender.
Il y a la mort en elle-même bien sûr, le décès qui fascine et terrifie par son caractère définitif. On construit toute sa vie dans la connaissance de sa finitude. Son dénouement pousse à faire les choix qui vont dicter le chemin qu’on suit : vivre sainement et repousser au plus tard l’inéluctable ou vivre vite et mourir jeune comme James Dean. Elle fascine par son inéluctabilité et son imprévisibilité ; ce qui en fait un thème si riche, probablement celui le plus représenté dans les arts ; alimentant tous les fantasmes : Éros n’est jamais loin de Thanatos.
Mort et Vie sont deux faces d’une même pièce. Et quand on parle de la mort dans la culture et l’inconscient collectif on parle aussi de son pendant : l’immortalité. Du Lazare antique au zombie moderne, ceux qui trompent la Faucheuse sont fascinants et effrayants. Car ils sont contre-nature : usurpant l’attribut d’un dieu ou s’affranchissant de la biologie selon les époques et les points de vue ; comme des avatars d’un fantasme tabou.
La Mort, la Vie, mais dans ce thème il y a aussi l’Après-Vie. Le trépas n’est-il qu’une fin ? Bien sûr les religions et certaines philosophies ont la réponse et prétendent que ce n’est pas « 42 » : l’Enfer, le Paradis, le Purgatoire… ou plutôt les Enfers, les Paradis et les Purgatoires ; car dans l’inconscient collectif il y en a une variété incroyable. Sans oublier la réincarnation… et toutes les variations et hybridations de tous ces concepts. L’imaginaire est peuplé de ces univers ouverts à l’exploration. Et nos genres de prédilection dits « de l’imaginaire » ont toujours eu une affinité pour de tels univers ; une forte accointance qui fait de ces thèmes des incontournables.
La mort c’est aussi le deuil : on nous apprend dès la jeunesse à cohabiter avec les vivants, pour les morts il faut apprendre « sur le tas ». Car chaque vie est comme une lumière laissant une trace sur un film photographique ; et quand elle prend fin, elle laisse une ombre. Rares sont ceux qui disparaissent dans une totale indifférence et il y a toujours des gens qui doivent composer avec cette ombre. Alors nos vies et notre imaginaire sont peuplés de fantômes – plus ou moins métaphoriques.

Un seul mot, à la définition sans équivoque, et cependant un thème portant une variété infinie d’histoires possibles. Nous ne sommes pas les premiers et ne seront pas les derniers à proposer une anthologie sur un sujet aussi universel. Mais il nous semblait intéressant de livrer notre vision, comme lors de chacune de nos anthologies, une vision décalée et pourtant sérieuse, une vision « folle » et pourtant pertinente. Bref ce qui a toujours fait les Artistes Fous : un ensemble d’auteurs et d’illustrateurs tellement hétéroclites que l’ensemble est cohérent.
Et dans ce sens, s’attaquer à un tel sujet était presque une obligation. Tous les artistes ont leur mot à dire à son propos. Cette anthologie s’inscrit donc dans la continuité de notre ligne éditoriale d’aborder de grands thèmes classiques de la littérature avec notre propre vision ; en gardant les sujets plus impertinents pour notre collection de contes…
Une continuité qui passe par le retour de fous de la première heure, de fous occasionnels et de nouveaux internés qui nous rejoignent à cette occasion. Un mélange nécessaire entre patrimoine et renouvellement permanent, car comme un organisme vivant c’est en luttant contre l’inertie qu’on évite la mort (rattrapage aux branches, check). Une anthologie sur la mort afin de proclamer que nous restons et resterons vivants.

Vous retrouverez donc dans ces pages tout ce qui fait le sel de ce grand thème, tout ce qui fait le sel des littératures de genre et tout ce qui fait le sel de nos anthologies. Vous y affronterez la mort, implacable et inéluctable (Ne va pas par là, Le mécanisme de la mort du langage) et le fantasme humain d’avoir un contrôle sur sa propre fin ou celle d’autrui (Mammam-IA, Venus Requiem) mais aussi l’immortalité et sa quête folle (Demain sera un autre jour, Die Nachzehrermethode, La dette du psychopompe) et finalement l’aboutissement de tout ça, dans le deuil et les rites mortuaires (Tri Nox Samoni, Le Chemin de la Vallée inondée, Le fils du tyran).
Bien sûr nous ne vous laissons pas en terrain inconnu et vous retrouverez des figures familières et incontournables avec la Grande Faucheuse (Le moine copiste et la Blanche-Face, Oh oui…) et malgré l’absence de zombies classiques vous croiserez des morts-vivants hors normes (Robô, Le temps des moissons) et pléthore de fantômes (Ambre Solis, Les âmes de la foire, Délivre-nous du mal, Le manoir aux urnes).

Comme toute vie, une préface doit avoir une fin. Alors n’épiloguons pas, je vous laisse avec les dix-huit auteurs qui ont su déployer une imagination mortelle pour vous divertir.

Vincent « Vinze » Leclercq,
secrétaire de l’association et co-anthologiste.



dimanche 21 août 2016

Poussière et octets

Cette nouvelle inédite (qui traînait dans un "tiroir" depuis au début 2014) est publiée sous licence CC0 à l'occasion du Ray's Day 2016.

Poussière et octets


Ce n’est pas la réalité. L’inspecteur de police a été clair. Ma conscience a été digitalisée et insérée dans cette simulation pour une reconstitution ; dans l’état mémoriel d’avant les événements, les souvenirs dans le subconscient rejailliront au fur et à mesure d’imperceptibles stimuli. Subjectifs par nature, ils ne sont pas recevables pour un procès, mais l’inspecteur en étant témoin de ceux-ci, et à l’aide de l’enregistrement, pourra entamer son enquête avec des certitudes plutôt que des hypothèses. Il est beaucoup plus complexe de falsifier sa mémoire que de mentir pendant un témoignage, c’est tout l’intérêt d’organiser cette reconstitution en réalité virtuelle : recueillir les souvenirs des témoins, surtout si le programme permet d’enregistrer les choses au moment de leur remémoration, sans laisser le temps à la personne de les suranalyser, les rendant encore plus subjectives.
Quand je regarde autour de moi, seule une discrète marque en filigrane au coin de l’œil est là pour indiquer que ce n’est qu’une simulation – défaut codé à dessein au cœur du programme pour le distinguer de la réalité dont il peut être une reproduction si réaliste. La salle d’interrogatoire est impressionnante : les murs blancs immaculés en rendent les contours indistincts, en déterminer la dimension exacte est impossible et entraîne une étrange impression d’immensité claustrophobique. La chaise comme on s’y attend dans une salle d’interrogatoire ne permet pas d’être installé confortablement ; trop dure, elle grince dès qu’on s’agite dessus pour passer d’une position inconfortable à une autre qui ne l’est pas moins. La table sur laquelle j’ai reposé mes mains est froide. L’inspecteur face à moi est indéniablement humain, aussi vraissemblable que la fumée de sa cigarette qui m’irrite le nez et les yeux. Je m’apprête à protester contre le tabac, avant de réaliser que je ne risque pas grand-chose dans une simulation informatique. À moins que le réalisme soit poussé jusqu’à simuler des cancers au bout d’années de tabagisme passif virtuel.
L’inspecteur finit par me sortir de mes réflexions, me rappelant que je suis ici pour mon témoignage. Il me demande de commencer. Ça me revient...
<< Je dormais quand un bruit me réveilla.
Un scintillement agite les murs de la salle d’interrogatoire, se faisant de plus en plus fort, puis tout ce qui constitue la pièce se dématérialise, une fragmentation complète qui brouille ma vision. Les pixels se mettent en mouvement, tournant autour de moi en spirale avant de changer de forme, de taille et de texture pour recomposer un nouveau décor. La simulation suit mes souvenirs au fur et à mesure qu’ils me reviennent. Je suis dans ma chambre à coucher, j’ai même retrouvé mon pyjama. L’inspecteur se tient dans un coin de la pièce encore plongée dans la pénombre. Heureusement que j’ai perdu l’habitude que j’avais adolescent de dormir nu ! Je reproduis les gestes d’hier...
<< Assis au bord du lit, j’enfilai mes pantoufles.
Le souvenir du rêve interrompu s’estompe. Des bribes de celui-ci me sont-elles revenues avant de disparaître à nouveau ou est-ce seulement cette impression qu’il m’échappe ? Est-ce que j’oublie un souvenir ou est-ce que je me souviens d’un oubli ? Le sentiment de déjà-vu est oppressant ; toutes ces questions sans réponses me plongent dans un début de vertige difficile à combattre. Il est plus simple de ne pas s’en occuper et rester sur la reconstitution.
Un raclement de gorge de l’inspecteur dans mon dos me fait sentir qu’il est important que je me souvienne le plus clairement possible des événements. Pour m’aider, je prends une grande inspiration et sens mes poumons s’emplir d’air puis se vider. Mais au lieu de me concentrer, je ne peux m’empêcher de m’interroger. La simulation ne semble pas se contenter d’une vague vraisemblance ; pour atteindre un tel degré de réalisme, va-t-elle jusqu’à modéliser chaque molécule de l’air environnant ? Ou même jusqu’aux interactions entre électrons, protons et neutrons ; voire aux forces élémentaires qui régissent l’univers physique ? Je ne me suis jamais intéressé à la question et le moment n’est peut-être pas idéal. Trêve de divagations, restons sur l’objectif initial de cette respiration : ma mémoire.
<< Je me levai pour vérifier d’où venait le bruit qui m’avait réveillé.
Réagissant à mon mouvement, le variateur allume progressivement la lumière dans la chambre. Je ne peux m’empêcher de m’arrêter devant le miroir en pied pour m’observer. Est-ce vraiment ce à quoi je ressemble ou la perception que j’ai de moi-même ? Impossible de le dire, dans ce domaine je ne peux pas prétendre à l’objectivité. Il manque peut-être la disgracieuse cicatrice au-dessus de l’œil droit, héritée d’une blessure de jeunesse. Non, elle est bien présente ! L’environnement s’adapte à ma mémoire, peut-être m’a-t-il suffit d’y penser pour la faire apparaître ; ou bien j’ai imaginé son absence alors qu’elle a toujours été là. Un nouveau raclement de gorge de l’inspecteur me rappelle à mes obligations... à moins que fumer dans une reconstitution virtuelle ne soit mauvais pour la gorge. Je dois reprendre le scénario de la veille. Je m’applique sur l’exercice de respiration qu’un ami adepte du yoga m’a appris il y a quelque temps ; si ça m’aide à me concentrer pour le travail, ça m’aidera peut-être aussi pour mes souvenirs.
<< J’appuyai la main sur la poignée et entrouvris la porte.
Aucune lumière ne filtre du rez-de-chaussée ; un léger bruit se fait entendre. Rien de très distinct, peut-être le chat de la voisine est-il encore entré en douce par une fenêtre entrouverte. Je vais devoir courir dans toute la maison pour le chasser mais ensuite je pourrai me recoucher. Je me rappelle mon agacement ; non, je ressens de l’agacement.
<< Je descendis les escaliers sur la pointe des pieds sans prendre la peine d’allumer la lumière.
J’ignore ce qui me pousse à vouloir surprendre le visiteur félin, à l’observer dans son invasion sans qu’il n’ait conscience de ma présence. Mon excès de discrétion a quelque chose de comique, j’ai l’impression de jouer les cambrioleurs en ma propre demeure. C’est absurde, l’animal est nyctalope, je n’ai aucune chance de le prendre par surprise. Mais ça s’est passé ainsi – dans l’obscurité et sans bruit – alors je reproduis la situation à l’identique, ravalant toute ébauche de rire face au ridicule de mes actes.
<< Le bruit venait de la cuisine. J’avançai dans sa direction.
Un filet de lumière filtre sous la porte fermée de la pièce. Ce n’est pas un chat et je commence vraiment à m’inquiéter. Les événements ont déjà eu lieu et leur déroulement est inéluctable, je n’ai pas de raison de paniquer. Pourtant j’avais peur alors, c’est à nouveau le cas. Je continue à revivre tout à l’identique jusque dans mes réactions émotionnelles. Je jette un coup d’œil en arrière, l’inspecteur m’a suivi ; mais sa présence ne me rassure pas, je sais que ce n’est qu’un observateur qui n’interviendra pas dans la simulation. Elle ne fait qu’augmenter mon angoisse et le sentiment que les choses n’ont aucune chance de bien tourner.
<< Je regrettai de ne pas posséder d’arme. Et tous mes couteaux se trouvaient de l’autre côté de la porte, avec l’intrus.
Toujours cette impression de déjà-vu angoissante, presque paralysante. Et ce pressentiment que je ne dois pas ouvrir cette porte. Ou est-ce mon subconscient qui se souvient ? J’ai beau faire l’effort, mes souvenirs me reviennent au fur et à mesure que je les revis, impossible d’anticiper. C’est inéluctable, je vais l’ouvrir puisque je l’ai déjà fait.
J’ai une hésitation... je ne me rappelle pas avoir hésité. L’inspecteur attire mon attention comme à son habitude puis me renvoie à mes souvenirs d’un hochement de tête en direction de la porte, il veut s’assurer que je reste dans les rails. Le temps de calcul de la simulation coûte cher, autant aller directement aux souvenirs utiles au tribunal. Car je le réalise, si je suis ici c’est qu’un crime a eu lieu...
On ne m’en a rien dit pour que mon subconscient n’entrave pas le déroulement de la simulation mais on ne déploie pas de tels moyens pour attraper un enfant du voisinage venu voler une orange dans la corbeille de fruits. Ce n’est pas un délit qu’on cherche à élucider, la réalité virtuelle est principalement utilisée pour résoudre les crimes. La panique s’empare de moi : Je dois être là en tant que victime. Ou suis-je là sous un faux prétexte ? Pourrais-je avoir fait quelque chose de répréhensible et n’en garder aucun souvenir ? Est-ce un piège ?
J’ai besoin de savoir, j’essaie de forcer mes souvenirs pour me rappeler comment ça va finir. Le simulateur n’aime pas et je perds le contrôle : les faibles sources de lumière deviennent floues, les murs se mettent à osciller, le sol est mouvant. L’inspecteur m’empoigne et me secoue. Je ne sais pas trop ce qu’il me dit mais ça marche, je retrouve mon calme. Je ne peux pas changer le passé, autant faire correctement mon travail de citoyen en aidant au mieux les forces de l’ordre.
<< La clenche s’abaissa et la porte s’entrebâilla. Je pénétrai dans la pièce.
Suis-je bête ? Je n’y pense que maintenant mais je n’aurais pas dû entrer sans prévoir un moyen de me défendre. Tenir n’importe quel objet contondant me rassurerait un minimum. Mais devant la scène qui se déroule devant moi je pense que ce que j’aurais pris me serait tombé des mains sous l’effet de la surprise.
<< Elle se tenait là, naturelle en petite tenue, occupée à se préparer un en-cas.
« Oh chéri, j’avais une petite faim, tu veux un sandwich ? »
Qu’est-ce qu’elle fait là ? On n’est plus ensemble depuis des semaines. C’est vrai qu’elle ne m’a jamais rendu les clefs mais la rupture était pourtant on ne peut plus claire.
<< Elle reposa le beurre qu’elle avait dans les mains et me sourit.
« J’ai été chez le coiffeur, ça te plaît ?
— Je peux savoir ce que tu fais là ?
— Je viens de te le dire, j’avais faim.
— Non je veux dire ici dans la maison, pas ici dans la cuisine.
— Je ne comprends pas. Ce n’est pas la première fois que je reste dormir. »
<< Elle sourit comme si de rien n’était.
Amnésie ? Pourrait-elle avoir oublié les dernières semaines ? À nouveau l’inspecteur me signale sa présence et la raison de la mienne. Il semble vouloir que j’accélère pour aller à l’essentiel. Je fais un effort pour que les souvenirs reviennent le plus vite possible et la scène se met à dérouler en avance rapide. J’ignorais que c’était possible, je maîtrise probablement juste mieux mon contrôle sur mon environnement. Le dialogue était surréaliste alors ; passé en accéléré il devient ridicule. Mais je n’en ris pas – je suis trop concentré à me rappeler pour ça –, l’officier de police non plus, il garde son impassibilité ; l’accélération ne le gêne pas, tout est enregistré il pourra se repasser la scène à vitesse normale si un élément clef s’y trouve. Je m’étonne qu’il ne m’y ait pas poussé plus tôt, peut-être me laissait-il le temps de m’acclimater à la réalité virtuelle.
<< Anna ne comprenait rien. Je ne savais pas si c’était de l’amnésie ou si elle feignait l’ignorance.
J’essaie de lui faire prendre conscience de la situation.
<< Elle n’eut pas l’air de réaliser.
Elle m’agace encore plus qu’avant que je ne rompe. J’avais déjà des doutes sur sa santé mentale, ils sont devenus conviction. Je hausse le ton.
<< Elle se mit à hurler et pleurer.
Je crie plus fort. Je menace de la foutre à la porte de force si elle continue.
<< Elle me gifla.
Je l’attrape pour mettre mes menaces à exécution. Je le regrette mais quelques menaces verbales accompagnent cette empoignade un peu trop musclée.
<< Elle réussit à se défaire de l’emprise et me repoussa de toutes ses forces.
Je fulmine et me rapproche à nouveau d’elle le regard noir.
<< Elle se saisit d’un couteau posé sur le plan de travail.
Ça fait un mal de chien. Ce n’est qu’un souvenir mais la sensation est indissociable de l’événement. La lame pénètre mon abdomen et la douleur se répand dans tout mon corps, en étoile ; vers les côtes, vers les reins, descendant vers mes parties génitales, remontant vers mon cœur, mes bras et ma gorge. Des pulsations de douleur pure tout autour de la blessure. Et rien en son centre, je ne sens pas la lame, juste la vie qui coule le long de mes muscles abdominaux puis de ma jambe. Le sang réchauffe ma peau de l’extérieur au lieu de le faire de l’intérieur.
<< La chaleur s’échappa de mon corps et je commençai à grelotter. Ma meurtrière se mit à sangloter. Le froid gagna et je m’écroulai sur le carrelage de la cuisine qui avait déjà commencé à se maculer de mon sang.
Mes souvenirs sont revenus jusqu’au dernier, je suis mort.
Ça n’avait duré que quelques secondes. Je n’ai pas eu l’occasion de revoir ma vie se dérouler sous mes yeux pendant cette courte période, je n’ai revu que ma mort. La police sera sans doute satisfaite, elle va pouvoir arrêter la coupable ; et avec l’aide de cette reconstitution Anna n’aura aucun mal à s’en sortir en plaidant la légitime défense, l’irresponsabilité ou que sais-je de raison judiciaire qui dira que je l’ai mérité.
Et moi dans tout ça ? Mon corps est mort, je ne suis plus que conscience virtuelle, un simple écho de l’originale. Et le temps de calcul coûte cher ; maintenant l’enquête bouclée ils vont mettre un terme à la simulation et je vais mourir une seconde fois.
<< J’étais né poussière et je retournai poussière.
J’ai été ressuscité octets et vais retourner octets.

samedi 20 août 2016

Ma fin du monde

Cette micro-nouvelle a été publiée en 2012 dans l’anthologie « Fin(s) du Monde » (Éditions des Artistes Fous). Elle est ici republiée sous licence CC0.

Ma fin du monde


Je me tiens au bord du précipice d’un monde sur le point de s’écrouler… Les vagues s’écrasent sur le récif, insensibles. Je me tiens là, assis les jambes dans le vide ; les yeux posés sur un horizon qui n’a cessé de s’assombrir. Et je m’interroge sur ce qui me retient encore en haut de cette falaise. Sauter serait simple. Trop simple peut-être. Ai-je encore suffisamment d’amour-propre pour résister à cette solution de facilité ?
Ma fin du monde n’est pas brutale, elle s’est installé lentement, insidieusement. Ce n’est pas un raz-de-marée, c’est un cancer. Quoi qu’on peut soigner la plupart des cancers. Ma fin du monde est bien plus inéluctable que cela, mais je ne trouve pas de meilleure métaphore.
Le suicide serait le dernier geste de courage des lâches ? Il faut croire que je resterai un pleutre. Le vide a beau m’attirer, je ne peux pas lâcher ma prise ; je ne le veux pas. Je n’ai pas une telle affinité pour la vie ; c’est juste l’alternative qui ne me semble guère engageante.

Quand les premiers symptômes apparurent, il était probablement déjà trop tard. Mes espoirs étaient morts, alors apparut la première étape du deuil : le déni. Il est évident que ça n’avait aucune raison d’arriver. Pas à moi ! Pas à ce moment ! Même si ma vie était bien morne, je tenais à ses petites routines ; ce status-quo qui nous fait tenir dans l’espoir d’un lendemain meilleur – qui ne peut survenir, un espoir doit rester un espoir ; il n’y a rien de pire que d’avoir accompli tous ses rêves et se retrouver sans ambition.
La seconde étape sur la route du deuil est la colère. Évidemment, j’étais en colère ! On le serait pour moins. J’ai tout cassé. Le nez de mon patron d’abord ; mes relations sociales ensuite ; tous mes biens matériels aussi… Ce fut bien inutile. Je me sentais aussi vide qu’auparavant.
La troisième étape est le marchandage. Mais marchander quoi ? Et à qui ? Bien sûr j’aurai voulu revenir en arrière, tout annuler… Ne serait-ce que le mal que j’avais fait : mes proches ne méritaient pas cela. Adresser des prières à une figure divine qui m’avait abandonné ? À quoi bon ?
La dépression ! Le mot est lâché, c’est le quatrième stade. Le point de non-retour. J’aurai dû m’en douter. Je m’en doutai ; au moins au niveau subconscient. Alors que faire à ce niveau ? Se bourrer de pilules ? Un prisme pour ne plus voir la vérité en face… J’ai préféré affronter cette vérité.
C’est ainsi qu’on en arrive au dernier stade du deuil : l’acceptation. J’ai fini par accepter le deuil de ma vie et de mes espoirs. Ma fin du monde. C’est ce qui m’a amené au bord de cette falaise : il fallait que j’accepte la situation pour ce qu’elle était.

La mer semble déchaînée. Agitée de cette furie qui m’a quitté. Les vagues semblent vivantes. Autant de vies qui viennent se fracasser sur la roche en contrebas. Je pourrais rejoindre ces vagues ; ma vie aussi peut s’achever fracassée contre la falaise. Mais je me voile la face ; j’ai déjà pris la décision de rester à quai.
L’incertitude de la vie plutôt que la certitude de la mort.
J’ai perdu tout espoir, il me suffit d’en trouver un nouveau.
Mon monde a pris fin,
Un autre peut bien prendre la place vacante…