dimanche 31 juillet 2016

Cliqueue

Publiée initialement en 2013 sur le madtelier d'écriture (dans le cadre d'une série de micro-nouvelles de différents auteurs, toutes intitulée

Cliqueue


Jean-Claude réintégra son foyer particulièrement guilleret. Le séjour à l’hôpital n’avait pas été particulièrement agréable mais c’était désormais derrière lui, tout comme ses problèmes érectiles. Après tout, un jeune retraité de soixante-quinze ans était en droit de profiter encore quelques années de son corps avec sa sublime épouse de dix ans sa cadette.
 Le modèle dernier cri de pompe pénienne venait de lui être greffée, un simple bouton discrètement dissimulé dans la peau des bourses lui permettait d’obtenir une érection de la vigueur d’un adolescent. Et sa femme semblait identiquement ravie de le voir rentrer dans la pleine possession de ses moyens. Quelques minutes après son retour, elle plongeait déjà la main vers ses testicules avec l’entrain d’un enfant un matin de Noël.
 (Clic)
 Jeannette regarda le sexe de son mari trouver une taille et une forme qu’elle avait presque oubliées depuis le temps qu’elle ne l’avait vu ainsi.
 (Clic)
 Le sexe retrouva le repos et l’aspect si habituel qu’elle ne pouvait oublier.
 (Clic)
 Le pénis gonfla mécaniquement, remplissant la main de la retraitée jusqu’à en écarter les doigts et les coins de ses lèvres.
 (Clic)
 L’engin disparut dans la main de sa femme, jusqu’à ce qu’elle ne sente presque plus le contact sur la peau de ses doigts.
 (Clic)
 Cette fois-ci elle avait directement placé sa bouche autour du corps flasque pour le sentir gonfler contre sa langue avec délectation. Elle sentit son mari trembler de plaisir sous ses caresses buccales.
 (Clic)
 Retour à la normale, en un peu plus humide.
 Il était temps de mettre un terme à ces amusantes préliminaires et passer aux choses sérieuses ; cela faisait tant de temps qu’elle attendait de goûter à nouveau aux délices de la chair.
 (Clic)
 Rien ne se produisit...
 (Clic)
 Toujours rien. Elle espérait que le dysfonctionnement ne serait que temporaire. Déçue elle releva la tête, jetant un œil au corps de son mari recouvert de sueur pour finalement s’arrêter sur son visage figé, les yeux inexpressifs fixés sur le plafond.
 Elle eut beau le secouer en tous sens, jamais son pacemaker ne se remit en marche, ni sa pompe pénienne...

vendredi 29 juillet 2016

Elvis et la quête de la Liporne

Seule publication en 2013 sur le madtelier d'écriture.

Elvis et la quête de la Liporne

1 – From Elvis in Memphis
Il était une fois, dans le lointain royaume de Memphis, un chevalier-ménestrel du nom d’Elvis. Désireux de devenir le plus grand chevalier-ménestrel de toute l’histoire des royaumes-unis, il s’en alla chercher conseil auprès du maître des chevaliers-ménestrels de l’école du Roc, maître Chuck :
 « Maître, comment devenir le plus grand chevalier-ménestrel de l’histoire ?
 — Tu désires donc me dépasser ?
 — Oui, maître !
 — Alors va donc te faire enculer ! »

Et c’est donc sur ce conseil éclairé de son maître que le jeune Elvis se mit en quête de la Liporne, cet être mythique capable de lui permettre d’accomplir cette mission initiatique. Il enfourcha sa fidèle monture Beebop A’loula et partit au plus fort de l’été, équipé de son épée et de son luth.

14 – Elvis is Back!
C’est rempli d’une grande fierté et d’une profonde douleur qu’Elvis accomplit le trajet du retour jusqu’en son royaume natal.
 Et ce n’est pas sans étonnement qu’il ravala sa fierté face à la fraîcheur de l’accueil. Il n’y eut pas de haie d’honneur ni de pucelle ivre de désir pour lui, juste une complète indifférence.
 Quand il rapporta son exploit à son maître, ce dernier ne trouva rien d’autre à dire que « Bah dis donc, t’as dû bouffer un sacré de paquet de saucisses pour prendre un aussi gros cul ! Et qu’est-ce que t’as foutu avec tes cheveux ? »

2 – Raised on Rock
 Il prit la direction de l’Ouest. Traversant les grandes prairies de cette contrée balayée par les vents et la pluie. Sur sa route il ne trouva que quelques fermiers susceptibles de lui offrir gîte et couvert.
 Mais tout accueillante et charitable qu’elle puisse être, la population de ces plaines était surtout incroyablement bigote. Elvis proposa les premières fois de chanter les louanges de Dieu en remerciement mais les ménestrels n’avaient pas bonne réputation auprès de cette frange de la population ; et c’était encore pire concernant les chevaliers-ménestrels du clan du Roc. Et ses rythmiques et déhanchés étaient invariablement considérés comme impies.
 Mettant de côté la charité qu’ils prétendaient devoir à leur Dieu, ses hôtes le mettaient systématiquement à la porte, de peur qu’il n’ouvre la voie de leur demeure à un quelconque démon par ses incantations.
 Alors Elvis reprenait la route, parfois fatigué ou le ventre vide. Mais avec la fierté de ne pas avoir dérogé aux valeurs de son clan.

13 – He touched me
 Majestueuse, la créature se tenait là, face à lui. Entourée d’un halo de lumière en haut de sa colline.
 De presque deux mètres de haut au garrot, le pelage de l’équidé était d’un blanc immaculé. Il avait tout de la morphologie d’un cheval solide, tout en muscle, si ce n’est pour son attribut mythique.
 Elle tourna sa tête vers Elvis et d’un puissant coup de paupières, souleva les testicules qui lui tombaient du front. N’écoutant que son courage, et refusant de se dégonfler aussi près du but, ce dernier retira sa ceinture et laissa son pantalon lui tomber sur les chevilles. Il se retourna pour offrir son postérieur en offrande au divin animal. L’énorme verge iridescente trônant au milieu du front de la Liporne se redressa et l’animal inclina la tête, en position pour charger. Une verge, bien entendu, aux dimensions équestres.

L’animal, à l’état sauvage, n’était pas ferré et la terre de la colline était meuble ; pourtant Elvis entendit parfaitement la cavalcade jusqu’aux tréfonds de son crâne.

3 – You’ll never walk alone
 Mais Elvis n’était pas toujours isolé lors de son périple. De jeunes aspirants chevaliers-ménestrels avaient appris l’existence de ce voyageur, en mission pour le maître Chuck, et de bonne volonté l’accompagnaient, pour un bout de chemin, lui offrant boisson, nourriture, informations ou simple soutien morale en l’accompagnant dans de lyriques envolées endiablées en l’honneur du clan du Roc.
 Il avait entre autre obtenu de précieux renseignements : Il savait où trouver un sage qui connaissait l’endroit où se reposait la mythique créature. Et c’est pourquoi il entrait dans ce comté du nom de « Var » alors que l’été avait touché à sa fin. Il lui fallait encore traverser ce territoire jusqu’à ses limites les plus au Sud pour trouver le village de l’ancêtre en question.

12 – Separate Ways
 Elvis trouva le vieux sage particulièrement froid quand il s’en alla lui demander d’accéder à sa requête de lui indiquer où trouver l’animal mythologique, objet de toutes ses ambitions.
 « Oh oui bien sûr ! Tu as bien prouvé que tu le méritais et c’est avec joie que je vais te montrer la colline où tu pourras trouver la Liporne. Et maintenant va te faire enculer ! »
 Elvis était étonné du sang-froid dont l’ancien faisait preuve pour cacher ladite joie ; feignant à la perfection la colère ravalée derrière des yeux qui semblaient pourtant chercher à le transpercer de haine. Mais le plus important était ses précieuses indications et ses encouragements, Elvis ne perdait pas une miette de ses paroles, traçant un plan mental des indications obtenues.
 Et Elvis repris la route au soleil levant, quittant non sans émotion le village. Emmenant de fantastiques souvenirs et en laissant de nombreux derrière lui dans les têtes de quelques filles du village.

4 – It Happened at the World’s Fair
 Elvis arriva dans la ville balnéaire de Toulon, dans le sud du pays de Var. Et en ce début d’automne c’était la fête annuelle dans la ville du Bas-Var.
 Particulièrement loquaces, les habitants accueillirent le chevalier-ménestrel à bras ouverts pour l’inviter à partager les traditionnelles réjouissances bas-varoises.
 Notre héros hésita un instant, mais il estima que rejoindre ses hôtes dans leur ébriété était le meilleur moyen de leur soutirer les informations dont il avait besoin. Et dans un premier temps réussir à localiser le chef du village ; ce leader spirituel aux pouvoirs mystiques que l’on surnommait Tintin et qui connaissait, si l’on croyait la rumeur, le secret de la Liporne.

11 – That’s the way it is
 Elvis s’éveilla avec les premiers rayons du soleil. Priscilla à ses côtés était toujours endormie, les draps légers masquant à peine sa nudité.
 Mais Elvis était lancé dans une quête mystique et ne pouvait se permettre de prendre racine, aussi séduisante que soit la perspective. Le seul amour que son cœur admettait était celui du devoir, de la mission qui lui était confiée.
 Il se leva avec discrétion, rassembla ses affaires et sortit rejoindre sa monture en catimini après avoir enfilé ses vêtements. Il devait fuir tout sentiment qui pourrait naître et mettre en péril sa quête mais n’avait pas le courage de faire ses adieux et préférait s’éclipser sans faire de vague.
 Il prit la direction de la maison du grand sage du village, attenante à celle de la belle Priscilla. Maintenant les festivités passées, celui-ci accepterait sûrement de lui dévoiler les secrets qu’il était venu chercher.

5 – Girls! Girls! Girls!
 Le village était en pleine effervescence. Et ce n’était pas l’arrivée d’Elvis qui provoquait les émois de toutes ces jeunes filles qui riaient et dansaient dans la rue, accueillant son arrivée. Mais un parterre de demoiselles hurlant à ses pieds n’était pas pour lui déplaire.
 De toute évidence les festivités étaient déjà bien avancées et il mit pied à terre rapidement ; laissant son cheval à une étable qui lui avait été indiquée. Un groupe de filles nubiles qui l’avaient accompagné tout du long l’attrapèrent par la main pour l’entraîner sur la place du village où se trouvait l’essentiel des divertissements.
 Une des jeunes filles lâcha une de ses mains pour laisser un moustachu lui y placer immédiatement une chope de bière. On l’installa de force sur un banc de bois, face à une table du même tonneau. Puis une assiette remplie de choux cuit et de saucisse fut placé dessus par le moustachu – ou un autre qui lui ressemblait fortement – qui l’incita à se restaurer d’un mouvement de tête impérieux.
 Toutes les demoiselles en fleur semblaient attirées par ce visage neuf, comme des papillons par la flamme d’une bougie.

 10 – Almost In Love
Malgré la fatigue du trajet, de la fête et des événements du début de nuit, Elvis ne trouvait pas le sommeil ; pourtant les paroles interminables de sa compagne de lit avaient une rythmique lancinante qui aurait dû l’aider à s’endormir. Elle exposait sa frustration à n’avoir jamais quitté son village, la rigidité de son père, son désir d’aventure et de voyage, son admiration pour cet homme qui n’avait pas peur de prendre la route et poursuivre ses rêves. Bref elle cherchait à mi-mots à ce qu’Elvis l’invitât à l’accompagner et ce dernier, dans l’espoir d’avoir la paix, acquiesçait dans un murmure à toutes ses remarques.
 Il avait prévu de reprendre la route le lendemain après une visite au grand sage du village. Il lui fallait donc trouver le repos. Ne pas contrarier la demoiselle était le meilleur moyen d’y arriver.

6 – Spinout
 Après la frugalité du début de sa quête, Elvis profitait de l’abondance de vivre et de boisson qu’on lui présentait. Malgré leurs gloussements, la présence de toutes ces demoiselles autour de lui l’égayait.
 Un groupe de ménestrels se chargeait de maintenir une ambiance festive. Elvis eut beaucoup de respect pour ces quatre jeunes hommes qui jouaient leurs ritournelles sans trembler malgré le vent d’est autour d’eux. Le courant d’air dans lequel ils se trouvaient n’était pas de tout repos pour leurs étranges coupes de cheveux, mais les voies des dieux de la musique étaient sinueuses – ou était-ce leurs voix qui étaient imperceptibles ?
 Afin de rendre une part de leur convivialité à ses hôtes, et bien désinhibé par les flots de bière qui avaient accompagné la charcuterie, Elvis se saisit de son luth et se proposa de relayait les quatre garçons dans le vent pour un concert improvisé.

9 – A Date with Elvis
 Anagheta, Benny, Björn et Anni avaient laissé Elvis et Priscilla seuls chez cette dernière. Toutes les bonnes choses ont une fin paraît-il, sauf les saucisses qui en ont deux. La fin des réjouissances était inéluctable mais il était évident qu’il n’en était pas de même entre le preux chevalier-ménestrel et la belle demoiselle qui restaient en tête à tête pour la nuit.
 Dans le grand lit, Priscilla fixait le plafond, la tête au creux de l’épaule du chevalier-ménestrel. Malgré un taux d’alcool qui commençait à peine à descendre et les efforts des instants passés, elle semblait peu encline au repos, ayant encore un grand nombre de sujets à aborder avec son rencard de la soirée.

7 – Good Times
 Alors que les chants et les danses redoublaient avec le couché de soleil et le levé de la lune, seuls les jeunes adultes restaient sur la place du village. Anciens et enfants avaient rejoint le calme de leurs chaumières.
 Les alcools forts avaient rejoint quant à eux la bière. Et les saucisses étaient désormais grillées avec des herbes à rêve dont les fumées euphorisantes baignaient la place du village transformée en piste de danse orgiaque.
 Chaque déhanché d’Elvis semblait chargé du pouvoir de faire disparaître un habit féminin et plus la soirée avançait, moins les demoiselles étaient vêtues.
 Elvis suivit une demoiselle prénommée Priscilla, la propre fille du sage du village. Elle l’entraîna légèrement à l’écart rejoindre un groupe de quatre autres jeunes individus : deux hommes, l’un brun et barbu, l’autre blond ; et deux femmes, l’une blonde, l’autre brune.
 C’est là que la fête devait s’achever dans une dernière apothéose.

8 – Double Trouble
 Ils étaient désormais tous nus autour d’une piscine remplie de bière, Elvis et Priscilla légèrement à l’écart. Elvis se saisit d’une saucisse, le regard lubrique ; Priscilla d’un pot de moutarde en lui retournant le regard. Seules les caresses buccales de la demoiselle réussirent à calmer la brûlure de la moutarde sur son gland.
 Elvis tenant sa saucisse à pleine main la fit passer entre les lèvres de sa compagne, puis entre ses seins, puis finalement entre les lèvres. Enfin Priscilla, mordit, la saisissant fermement entre ses dents. Elvis enfourna l’autre extrémité dans sa propre bouche et commença à mastiquer à son tour. Quand chacun eut effectué sa part de la dégustation et que leurs lèvres se touchèrent enfin, Elvis la pénétra.
 L’un dans l’autre, toujours bouche à bouche, ils roulèrent jusqu’à plonger dans la piscine où leurs quatre camarades de jeux se trouvaient déjà à expérimenter la double pénétration en immersion éthylique.
 Alors qu’ils se séchaient, Priscilla vint susurrer dans l’oreille d’Elvis qu’il avait vraiment été le roi de la soirée. La bière qui restait donnait à ses cheveux un aspect collant et brillant et il put réaliser le vieux rêve d’innovation capillaire en les coiffant vers l’avant. Et c’est avec cette coiffure que la légende se rappela et continuera de se rappeler du roi Elvis, chevalier-ménestrel du clan du Roc, le dernier à avoir connu l’hommage de la Liporne.

lundi 25 juillet 2016

La mélodie des bois

Version initiale publiée en 2012 sur le madtelier d'écriture.
Version retravaillée publiée en 2013 dans l'anthologie Sales Bêtes ! (Éditions des Artistes Fous).

Re-publiée en CC0 pour le Ray's Day 2015 (erratum du 09/08/2016, je me suis rendu compte après publication de la mauvaise licence :p).


 

La mélodie des bois


L’année de ses sept ans venait à peine de débuter. Il les avait fêtés juste avant de monter à bord du vaisseau qui les amenait à leur nouveau foyer. Un super anniversaire ; le dernier sur Terre. Tous ses amis du CP étaient là, et aussi ses cousins, et Ficelle. Il avait ensuite quitté la planète et ses amis avec ses parents. Il avait dû abandonner Ficelle, son chien et meilleur ami, qui n’était pas le bienvenu à bord de leur nef stellaire. Papa lui avait expliqué pourquoi Ficelle devait rester à la maison ; il ne fallait pas ajouter des animaux sur leur nouvelle planète tant que Papa n’aurait pas fini d’étudier ceux déjà présents. Mais après, c’est promis, Ficelle pourra venir. Mais en attendant un « après » vague, Félix était tout seul.
Il n’avait pas hâte d’être à son prochain anniversaire ; ses amis ne pourraient pas venir, ni ses cousins, ni Ficelle. Il avait une nouvelle école, avec de nouveaux camarades. Mais ce n’était pas pareil, ils n’étaient pas très nombreux dans la colonie qui ne comptait que quelques scientifiques et leurs familles. Et la nouvelle maîtresse était bizarre. Pas méchante, juste bizarre ; Félix ne l’aimait pas beaucoup. Il n’aimait pas beaucoup l’école. Et à la maison c’était pire. Papa et Maman travaillaient beaucoup, alors ils étaient fatigués ; trop fatigués pour jouer avec lui. Et comme Ficelle n’était pas là, il jouait tout seul dans le jardin.
Leur nouveau jardin était bizarre, la nouvelle maison était bizarre et leur nouvelle planète était bizarre ; comme l’école et la maîtresse. C’est normal disait Papa, tout est extraterrestre, il faut s’y habituer. Papa avait les animaux, Maman avait les plantes ; lui avait le jardin et son ballon. Et pas de chien pour courir après la balle. Ficelle adorait le foot, il poussait le ballon de sa truffe pour la ramener à son petit maître.
Le jardin bordait une forêt de grands épineux, semblables à d’immenses sapins de Noël pourpres. L’herbe aussi était pourpre et avec le soleil levant, le décor et le ciel prenaient toutes les teintes du rose au noir. Papa savait pourquoi le ciel était toujours rouge ou violet – Papa savait toujours tout ; Félix avait retenu que c’était parce que l’air n’était pas vraiment comme sur Terre et que le soleil n’était pas vraiment non plus comme le soleil qu’il connaissait avant. Félix n’avait pas le droit de quitter le jardin ; parce que tu comprends, on ne connaît pas encore bien cette planète. Félix ne comprenait pas vraiment comment on pouvait mieux connaître quelque chose si on n’avait pas le droit d’y aller. Les choses amusantes étaient toujours réservées aux grandes personnes.
Félix avait tiré trop fort. Le ballon roulait trop sur l’herbe humide de rosée matinale. Il avait rapidement dépassé le portique à balançoire installé par ses parents pour aller se perdre à la lisière de la forêt. Tu ne dois pas entrer dans la forêt, c’est dangereux disait Papa. Fais bien attention à tes affaires disait Maman. Et Félix se retrouvait tiraillé. Mais son ballon était concret, bien plus que ce danger évoqué par son père, et surtout il y tenait ; il avait abandonné ses amis, il n’abandonnerait pas ses jouets aussi facilement.

Le vent dans les branches faisait onduler les ombres et tomber les épines dans un concert de frottements. Tant qu’il ne s’aventurait pas trop loin et qu’il restait en vue de la maison, rien ne pouvait vraiment lui arriver. Les aiguilles végétales formaient un tapis qui craquait sous ses pas mal assurés. Son ballon ne pouvait pas avoir roulé bien loin, mais l’orée de ces bois était pleine de recoins ombrageux où il aurait pu disparaître. Une sorte de champignon explosa sous son pied dans un bruit proche d’une flatulence qui le fit beaucoup rire. Il fallait tout de même qu’il fasse plus attention où il mettait les pieds ; il ne voulait pas écraser de fleurs, d’autres végétaux ou de petits animaux. Il faut respecter la nature qui nous entoure ; c’est notre nouveau foyer. Et quoi que ça pût vouloir dire, ne répétons pas les mêmes erreurs.
La sphère noire et blanche n’était qu’à une dizaine de mètres de la lisière. Elle était d’ailleurs plutôt noire et rouge sous cette luminosité. Gnininini. Le ballon n’était pas seul. Une boule de poils roux d’environ quarante centimètres de haut se tenait juste derrière ; ne dominant la balle que d’une tête. Mais elle ne semblait pas avoir peur de Félix qui lui sourit.
« Salut, tu t’appelles comment ?
— Gnini
— Moi c’est Félix, Tu me rends ma balle ? »
Après moult tractations et explications, impliquant beaucoup de mime, la créature sembla comprendre ce que l’enfant attendait d’elle et donna un coup de pied énergique dans le ballon, le renvoyant jusqu’au jeune humain. Le petit animal sembla conquis par l’expérience et se mit à sautiller en agitant les mains et en poussant de petits cris. Gnininini. C’était au tour de Félix de jouer et il renvoya la balle à son compagnon de jeu.
Après quelques échanges, son nouvel ami sembla se désintéresser du football et se retourna pour s’enfoncer dans la forêt. Le jeune humain, attrapant son ballon sous le bras, entreprit de le suivre. Bien que rapide pour sa taille et ses petites pattes, l’autochtone n’était pas trop dur à suivre. Et ils continuaient à s’enfoncer. Désormais Félix ne voyait presque plus la maison avec tous ces troncs. Mais ce n’était pas compliqué de rentrer : ils n’avaient fait qu’aller tout droit.

Une ombre passa à la périphérie de son champ de vision. Puis une autre. Au début il mit cela sur le compte du vent dans les branches qui continuait de faire onduler les ombres et tomber les épines dans un concert de frottements. Mais ces ombres n’étaient pas synchrones avec le vent. Et leur musique n’était pas seulement faite de frottements ; de petites voix venaient combler ces harmoniques. Comme un chœur de piaillements ; à mi-chemin entre le chant des oiseaux et les rires d’enfants. Gnininini.
Il finit par voir une tête émerger derrière un tronc avant de replonger hors de vue, puis une seconde un peu plus loin, puis une troisième. Bientôt les créatures ne cherchèrent plus à se dérober à sa vue. Il y en avait deux douzaines autour de Félix. Toutes d’une taille sensiblement identique à son premier compagnon, avec des pelages couvrant toutes les teintes du roux au brun. Assez nombreux pour faire un match, mais il y avait trop d’arbres pour faire un terrain convenable.
Le chant de ces extraterrestres avait monté d’un cran depuis qu’ils avaient décidé de se révéler. Avec l’étrange réverbération du son sur les troncs, cet hymne était presque assourdissant et semblait faire bouger les branches à l’unisson du vent. Gnininini. Ils l’accompagnaient d’une petite danse, sautillant sur leurs courtes pattes en agitant rapidement les bras. Félix, le sourire aux lèvres, les accompagnait dans cette joie communicative, sautillant lui aussi et applaudissant de ses mains.

Un cri se détacha du chœur. Gniii. Les chants s’arrêtèrent. Et les chanteurs arrêtèrent également toute activité séance tenante. Seule se poursuivait la musique du vent dans les branches qui continuait de faire onduler les ombres et tomber les épines dans un concert de frottements. Difficile de déterminer qui était le meneur qui venait de sonner la fin de la récréation. Mais toutes les créatures se retournèrent dans un même mouvement et se mirent à trottiner, s’enfonçant encore plus profond dans la forêt.
Félix suivit le mouvement.
Une nouvelle mélodie accompagnait leur progression. Les paroles ne changeaient pas mais la musique était un peu plus entraînante encore. Gninini. Félix ne se posait pas de question, ses nouveaux amis avaient quelque chose à lui montrer et il trépignait d’impatience ; en rythme.
La luminosité augmentait à mesure qu’ils avançaient. Félix réalisa alors que l’heure devait avoir avancé et qu’il allait être en retard pour aller à l’école. Il allait se faire gronder. Il fut tenté de rebrousser chemin et courir. Mais qu’il parte maintenant ou plus tard il serait de toute façon en retard pour aller à l’école. Et il serait grondé de la même façon. Alors autant continuer à suivre les étranges créatures, il pourrait bien rentrer ensuite.
Si la lumière leur parvenait de mieux en mieux c’est que la concentration d’arbres diminuait. Le houppier était de plus en plus clairsemé. Félix s’appuya sur un tronc le temps de reprendre son souffle ; la sève qui se déposa rose foncée sur sa main ne semblait pas résineuse, ce qui l’étonna grandement.
Devant lui les arbres semblaient s’écarter pour laisser son regard passer et révéler la présence d’une clairière. Enfin un terrain de jeu convenable pour faire un match de foot avec ses nouveaux amis.

Une cabane mauve trônait au centre de la clairière. Le vent soufflait toujours mais on n’y voyait plus les ombres onduler et on n’y entendait plus les frottements des épines qui tombent ; il émettait tout juste un petit sifflement en faisant danser ce qui ressemblait à des brins d’herbe comme une surface liquide. Tous ces bruits étaient ceux de la forêt qu’ils laissaient derrière eux.
Félix fut invité à poursuivre son exploration jusque dans l’étrange bâtisse. Une improbable construction aux murs rose foncé qui ressemblaient à de la sève solidifiée. Une ouverture dans le plafond faisait office de puits de lumière, sans grande réussite. Seuls les murs laissaient passer une lumière diffuse à travers leurs fissures qui dessinaient la carte d’un territoire imaginaire.
Le sol était plat et solide ; suffisamment pour faire rebondir sa balle. Ce dont il ne se priva pas. Ses nouveaux amis semblèrent amusés de cette étrange trajectoire et accompagnèrent le dribble de l’enfant d’applaudissements maladroits et de vivats tandis que l’écho du rebond faisait vibrer l’air. Gninini.
Il se demandait à quoi pouvait bien servir cette cabane. Les fournitures étaient trop peu nombreuses pour en faire un lieu d’habitation. C’était peut-être un abri ; Félix avait pu le remarquer depuis son arrivée, les tempêtes sur cette planète étaient particulièrement violentes. C’est pour ça que les arbres ont des troncs si massifs. Et que les créatures se sont construit cet abri.
C’est en tout cas ce qu’il avait supposé. Il ne voyait pas qui d’autre aurait pu le construire. Ils se comportaient comme s’ils étaient chez eux. Et Félix était leur hôte d’honneur.

Félix n’avait pas peur. Il n’aurait peut-être plus jamais l’occasion de fêter un anniversaire sur Terre mais il n’était pas triste. Il avait oublié le chemin de la maison, mais il n’oublierait jamais la mélodie des bois.

samedi 23 juillet 2016

Clic 5 : Clic ?

Publiée initialement en 2012 sur le madtelier d'écriture (dans le cadre d'une série de micro-nouvelles de différents auteurs, toutes intitulées "Clic").

Clic 5 : Clic ?


– Mate le binz que je viens de trouver !
– Mouais, c'est qu'un fatras de détritus.
– Et ça, je suis sûr que ce bouton est vachement important...
(Clic)
– En tout cas son bruit est casse-couille.
– Allez, c'est marrant (Clic) allumé ! (Clic) Éteint !
– T'as pas fini tes conneries ?
– (Clic) Allumé ? (Clic) Éteint ?
– Tu m'écoutes ? Arrête ça tout de suite !
– (Clic) Allumé ? (Clic) Éteint ?
– Bon il faut que je te pète les phalanges pour te calmer ?
– Non mais ça te rend pas fou ça ? Il faut bien que ce bouton serve à quelque chose !
– Le seul truc qui me rend fou là c'est toi.
– (Clic) Allumé ? (Clic) Éteint ? Il faut bien que quelque chose se passe, merde !
– C'est peut-être un bouton activateur de poing dans la gueule va savoir.
– À quoi tu sers bordel ? (Clic) Allumé ? (Clic) Éteint ? (Clic ?)

jeudi 21 juillet 2016

Les aventures de Lapinou, le lapin fou, contre les robots-ninjas

Publiée initialement en 2012 sur le madtelier d'écriture.
 

Les aventures de Lapinou, le lapin fou, contre les robots-ninjas

 
Lapinou se reposait dans son quartier général de Fond-de-Terrier. Il écoutait Bob Marley and the Wailers en alternant carotte et pétard. C'est là qu'il reçut le message d'alerte. Le docteur Méchant avait lancé ses troupes de robots-ninjas sur la forêt magique. Le docteur Méchant n'était peut-être pas vraiment docteur, mais il était vraiment méchant (la frustration de ne pas être un vrai docteur). Et puisque Winnie était trop occupé à draguer en boîte en glissant de la drogue dans les boissons des jeunes gazelles, c'était à Lapinou qu'incombait la tâche de sauver le pays magique des animaux anthropomorphes. Fichtre-zut ! S'exclama-t-il. Qu'il devient ardu de procrastiner en paix ! Son compère la tortue-ninja avait peut-être reçu l'appel de détresse, mais rien n'était moins sûr.
 Conscient de sa responsabilité, il ne pouvait ignorer cet appel. S'il ne sauvait pas le Pays Magique, c'était l'imaginaire de millions d'enfants du Pays des Vrais-Gens qui était menacé. Une invasion sentaï en pays fontainien (ou même en région carollienne), c'était inédit et inquiétant. Toute cette violence allaient perturber les vibes de Jah, et ce n'était pas sympathique, Sacré-Caramel !
 Armé de son courage et de ses carottes magiques, il s'empressa d'enfiler son costume marqué des lettres LLLF (pour « Lapinou Le Lapin Fou ») et de s'extraire hors de son terrier secret, les oreilles dressées, en alerte. À nous vingt-sept, vils sacripants ! (oui, le docteur Méchant était accompagné de vingt-cinq robots-ninjas ; c'était indiqué dans le message d'alerte).
 Bondissant par delà brins d'herbes et pâquerettes, Lapinou ne connaissait pas la fatigue – il avait dormi presque vingt heures la nuit précédente et ses forces étaient à leur paroxysme. Crénom de ballon, ils vont voir de quel chanvre je me chauffe !
Hé Cousin ! Il s'arrêta net à cette interjection. C'était le lièvre, son arrogant cousin. Il était appuyé à un arbre et venait d'achever de rouler un joint. T'aurais pas du feu, cousin ? Bien sûr Lapinou avait toujours du feu pour honorer Jah. En lui tendant le foyer de la flamme, Lapinou interrogea son cousin sur les baskets qu'il portait à ses pieds : Tu fais encore une course ? Le lièvre lui expliqua que c'était effectivement le cas, mais qu'il s'octroyait une pause bien méritée qui ne l'empêcherait pas d'arriver le premier, haut la main, sur son adversaire. Lapinou laissa là son cousin, le temps pressait et lui ne pouvait s'octroyer cette pause qu'il méritait au moins autant que ce dernier.
Les robots-ninjas étaient là, au fond de la clairière de Claire-Fontaine, occupés à écraser les fleurs de leurs talons tandis que le docteur Méchant restait en retrait pour agrémenter leur pillage de son rire sardonique et tonitruant d'une voix de stentor. Mouhaha ! Lapinou s'efforçait de garder son calme, le saccage des parterres était d'une cruauté sans nom qui ne pouvait rester impunie. Mouhahara bien qui mouhahara le dernier !
 Il sortit une botte de carottes magiques de sa besace et attaqua les envahisseurs, en commençant par les sbires mécaniques. Chacun d'entre eux touché par une carotte magique se désintégrait par caroténase magique. Quand une demi-douzaine des robots-ninjas eurent rejoint la dimension de l'oubli, le docteur Méchant le remarqua ; mais il s'attendait à l'arrivée de Lapinou – d'ailleurs il le précisa : Lapinou, je t'attendais ! Puis il se lança dans une diatribe invitant Lapinou à une pratique incestueuse avec sa génitrice, qui selon les dires du savant fou était une lapine particulièrement extravertie et chaleureuse. Lapinou en fut chagriné, sa mère était une lapine qui avait toujours respecté les convenances et pour laquelle il n'éprouvait qu'un logique amour filiale ; de toute évidence le docteur Méchant, aveuglé par sa haine, faisait preuve d'une erreur de jugement et de médisance.
 Le terrible ennemi mythomane lança son escadre de sbires mécaniques après lui. Lapinou répliqua. Tenez ! Mangez ça, ça vous rendra aimables ! Alors qu'ils fonçaient sur lui, le super-lapin continuait à mitrailler les karatékas positroniques de ses bombes végétales. Dans vos poires, carabistouilles ! Et avant qu'il ne soit submergé, il en avait encore envoyé une bonne dizaine par delà les dimensions magiques. Mais il en restait une autre dizaine qui, le confondant avec un ballon de forme ovoïde, entreprirent la constitution d'une mêlée fermée (selon les règles du rugby à XV, pas de celui à VII).
 La situation était pénible : le poids de ses adversaires l'écrasait ; tout comme le poids des responsabilités. Lapinou ne pouvait que le constater : C'est vraiment lourd, flûtiau mal accordé ! Il lui fallait sortir de cette mauvaise passe avec le sang froid et l'astuce qui le caractérisaient. Puisque l'accès à l'air libre lui semblait interdit, il allait faire la seconde chose qu'il faisait le mieux au monde : creuser un terrier – oui, rouler un pétard n'aurait été d'aucune utilité dans cette situation.
 Sorti à quelques mètres derrière le pack, Lapinou lança ses dernières munitions dans la mêlée. Qu'ils soient tous ainsi agencés arrangeait ses affaires, il pouvait ainsi se débarrasser de tous ses adversaires en même temps. Et hop ! D'une carotte deux coups !
Mais il restait le docteur Méchant. Seul et visiblement désarmé, mais toujours aussi déterminé. Sacrevindiou ! Lapinou n'avait plus de munitions à portée de patte et un terrible face à face s'annonçait. C'est alors que le savant fou sorti son arme secrète : Mouhaha Lapinou, admire la puissance de mon rayon déflecteur à positrons quantiques ! Et un halo entoura le docteur qui se mit à croître. Dépassant les cimes, jusqu'à avoir la tête dans les nuages, il pouvait désormais écraser les arbres sous ses pieds, plutôt que les fleurs. La tâche s'avérait ardue, Lapinou ne lui arrivait pas à la cheville.
 C'est alors que son esprit se mit en branle afin d'accoucher de l'idée qui lui permettrait d'avoir une chance de vaincre : Il lui faudrait mettre en jeu ce qu'il faisait de mieux après les pétards et les terriers. Grandiloquente idée ! Eurêka ! Dansons la carioca !
 Le docteur Méchant était immense. Mais sa carrure le rendait extrêmement lent, et les nuages brouillaient sa vue. Et tandis qu'il levait le genou par delà les cimes dans le but d'écraser le minuscule lapin, ce dernier eu tout le loisir de vaquer à sa troisième grande spécialité : celle qui achève le cycle de digestion. Puis il déguerpit au plus vite ; déguerpir était la quatrième chose qu'il faisait le mieux après fumer, creuser et faire ses besoins (de peu devant dormir et manger, domaines dans lesquels il excellait également).
 L'immense semelle s'écrasa là où Lapinou se tenait quelques instants auparavant. Mais, à défaut d'un léporidé, cette dernière ne rencontra que de petites billes dures. Le docteur Méchant sentant son pied entraîné par le roulement ne put maintenir son équilibre et parti à la renverse. Sa tête, qui tombait vraiment de très haut, heurta violemment le sol, lui faisant entrevoir de nombreuses chandelles, accompagnées d'étoiles.
 Victoire ! S'écria le lapin, le scélérat est au tapis ! Empressons nous de neutraliser le bougre ! Mais au moment où il s'apprêtait à mettre ses paroles en actes, le docteur Méchant, jamais avare de duperies magiques, s'évapora dans les airs. Probablement s'en était-il retourné dans une dimension moins idyllique qui siérait mieux à son tempérament ombrageux. Peu importait, au fond, ce qu'il était advenu de l’intrus ; le principal était qu'il ne risquait pas de remettre les pieds au pays magique des animaux anthropomorphes avant un bon bout de temps. Lapinou pouvait retourner à son terrier secret, vaquer à ses occupations habituelles.
Alors que Lapinou, de retour chez lui, vaquait à ce qu'il faisait le mieux au monde, Tortue-ninja arriva dans la clairière : Kowabunga ! J'ai beau devancer le lièvre, j'ai l'impression d'arriver un peu en retard !

mardi 19 juillet 2016

Le bout de plastique

Publiée initialement en 2012 sur le madtelier d'écriture.

Le bout de plastique

 
Il est là. Je le sais, je l'ai vu tomber.
 Ce n'est qu'un petit bout de plastique. Avec un fil de fer au milieu. Ce genre de truc qui sert à maintenir les câbles en place dans leur emballage. Je jouais avec depuis quelques jours. Machinalement, sans vraiment y penser. À le tordre et le détordre. Le façonnant parfois en forme de chevalière à un doigt. Le faisant passer d'une main à l'autre, d'un doigt à l'autre. Comme un TOC, j'ai du mal à garder les mains inactives. Alors quand je ne fais rien de particulier, comme regarder un film, mes mains se saisissent du premier objet à portée pour le manipuler sans but réel. Depuis quelques jours, c'était ce bout de plastique.
 Mais hier il est tombé. Je ne suis pas d'une grande dextérité, je fais toujours tout tomber. Ce n'est pas bien grave, ce n'est qu'un petit bout de plastique sans valeur. Et il ne peut pas être bien loin. Il ne le peut pas.
 Pourtant je ne le retrouve pas. J'étais assis devant l'ordinateur. Le sol est recouvert d'un tapis. Il ne peut donc pas avoir rebondi bien loin. Pourtant je ne le retrouve pas. Il est noir et le tapis est plein de motif sombre. Rien d'étonnant à ce qu'il ne ressorte pas à la vue. Le sol est en plus jonché de tous les fils de l'ordinateur, les multiprises, les disques durs externes et les câbles réseau. Un sacré bordel dans lequel un bout de plastique peut facilement se perdre.
 Ce n'est pas la fin du monde si je ne le retrouve pas. Après tout des bouts de plastique ce n'est pas ce qui manque. Rien que sur mon bureau j'en ai trois ou quatre à portée de main. Tous aussi inutiles et insignifiants que celui égaré. Je ne le cherche que pour apaiser mon esprit, répondre à cette simple question qui me tourmente : où a-t-il bien pu passer pour que je ne le trouve plus ?
Cela fait désormais deux jours qu'il a disparu dans les limbes de mon tapis. Bien sûr je ne l'ai pas cherché intensément pendant tout ce temps. Ce n'est qu'un machin sans intérêt et je ne suis pas fou. Alors de temps en temps, je regarde. J'étudie la topologie de mon sol. Où peut-il avoir disparu ? Même en élargissant la zone de recherche, il n'y a pas beaucoup d'endroit où il pourrait être passé.
 Il aurait pu rouler jusque sous le canapé. C'est fortement improbable, ce dernier est à un mètre du point de chute. J'ai quand même regardé dessous, par acquit de conscience. Le bout de plastique n'y était pas. Je ne l'ai pas non plus trouvé dans les fils de l'ordinateur et tout le fatras de son installation. J'ai tout soulevé et retourné et pourtant j'ai fait chou blanc. Il aurait pu se réfugier sous la panière dans laquelle le linge propre attend d'être repassé. Mais il n'est pas en dessous. Il n'est pas dedans non plus. Et je ne comprends même pas pourquoi j'ai vérifié cela, je ne vois pas par quel miracle il aurait pu s'y retrouver ; à moins de défier les lois de la physique.
Trois jours sont passés et je ne l'ai pas retrouvé. J'ai vérifié qu'il n'était pas coincé dans le mécanisme des roulettes de ma chaise de bureau. Je me suis muni d'une lampe de poche électrique et j'ai passé le tapis à l'inspection ; le faisceau de la lampe et le regard au ras du sol : s'il avait été là, j'aurais dû voir son ombre au moment où le faisceau opérait son balayage. Puis centimètre carré par centimètre carré, en vérifiant à la main qu'il n'y avait pas d'aspérité qui aurait échappé à mon regard. Bien sûr j'ai pu manquer quelque chose, échouer à appliquer à la lettre une méthodologie qui semblait exhaustive. S'il avait été au milieu du salon, j'aurais fini par marcher dessus et le remarquer, à la longue. Il ne peut être que dans un recoin. Je ne sais juste pas lequel.
 Quand on a épuisé les explications rationnelles, on envisage des explications qui le sont moins. Je ne me rappelle plus dans quelle série ils disaient ça, sûrement un truc comme X-Files. Mais je sais que la vérité n'est pas ailleurs. Les extraterrestres seraient quand même bien bêtes si leur première manifestation sur Terre était l'enlèvement d'un bout de plastique. Je doute qu'une faille spatio-dimensionnelle – ou même une spatio-temporelle – se soit ouverte dans mon salon le temps d'absorber un bibelot pour le recracher à des années-lumières de son point de départ. J'aurais cru ces failles moins discrètes.
Il aurait pu s'accrocher à une de mes chaussettes et être ainsi déplacé n'importe où ailleurs dans l'appartement. C'est tout de même plus probable qu'un enlèvement extraterrestre. Je ne le retrouverai donc peut-être jamais. Je me fais à cette idée. Après tout, je n'avais pas vraiment d'attachement sentimental envers ce machin. J'aimerais juste savoir ce qu'il est advenu, par curiosité. Parce que la matière tangible ne s'évapore pas par magie. Lavoisier disait « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » ; on voit qu'il n'a jamais fait tomber un bout de plastique sur son tapis. Mais peut-être qu'il s'est en effet transformé en quelque chose d'autre que je ne peux pas distinguer. Un mouton de poussière, peut-être : tu es né poussière et tu retourneras poussière, et ensuite l'aspirateur reconnaîtra les siens.
 L'aspirateur, c'est l'option la plus logique. Dans un ou deux jours je le passerai ; bien obligé. À un moment j'entendrai un cliquetis qui m'indiquera que quelque chose de plus gros qu'une poussière vient de remonter le tube. Au moins je saurai enfin où se trouvait ce satané bout de plastique. Je n'irai pas le rechercher dans le sac, je n'ai que faire de ça. Je n'ai pas besoin de le récupérer, juste de savoir où il est passé. J'ai suffisamment de trucs à portée de mains pour les occuper.
Finalement, au bout de quelques jours, j'ai retrouvé le bout de plastique. Il y a quelques minutes seulement. Il s'était bêtement entouré autour d'un fil de l'ordinateur. Un endroit que j'avais déjà regardé plusieurs fois, et que je ne regardais à nouveau que par dépit, sans y croire vraiment.
 Ça me rassure, d'une certaine façon. Je ne suis pas fou : le bout de plastique existait bien et l'explication la plus rationnelle possible s'applique. Ni aliens, ni faille dimensionnelle, ni sorcellerie. Juste la simple gravité newtonienne. C'est réconfortant.
 Maintenant, je peux aller le bazarder à la poubelle et dormir apaisé.

dimanche 17 juillet 2016

La boucle est bouclée

Publiée initialement en 2012 sur le madtelier d'écriture.

La boucle est bouclée


« Vous m'avez fait appelé, professeur ?
- Oui, Henri entre donc.
- Je ne vous dérange pas ?
- Bien sûr que non, je ne t'aurais pas fait appeler.
- Oh... C'est que je vous ai entendu rire depuis le couloir.
- Ahahaha ! Oui en effet je rigolais ; j'en rigolerais encore si tu n'étais pas là.
- C'est que c'est plutôt inhabituel, je ne vous avais jamais entendu rire.
- Ah mais ça mon ami, c'est parce que je n'avais pas compris la blague avant aujourd'hui.
- La blague ?
- Oui, une blague du destin. Pour peu que tu crois au destin. En fait, bien qu'agnostique depuis toujours, j'en viens presque à me demander si finalement il n'existe pas une force supérieure. Et si c'est le cas elle est probablement en train de rire à mes dépens. Allez, maintenant que plus rien ne presse, je peux bien prendre le temps de te la raconter ; même si tu en connais déjà probablement les principaux éléments. Mais avant de commencer, je voudrais savoir : si tu devais me décrire en quelques mots, que dirais-tu ?
- Et bien, je ne sais pas. Vous êtes le pionnier du voyage temporelle. Vous avez été le premier à prouver la possibilité de faire voyager la matière à rebours du temps.
- C'est ça, c'est ce qui me définit le mieux. En fait, c'est même la seule chose qui me définisse puisque j'ai sacrifié ma carrière et la majorité de ma vie à ces recherches. Pour toi, comme pour le reste du monde, cette histoire a commencé il y a de ça trente ans lors de la présentation du premier prototype. Le ministre de la recherche lui-même a rédigé une lettre devant huissier. Après avoir désintégré la lettre dans mon appareil, le même huissier a alors pu ressortir une lettre identique mais portant un scellé remontant à plus de dix ans en arrière, à la date exacte choisie par le ministre lui-même.
« Bien sûr il y a eu, et il y a toujours, de nombreux sceptiques qui m'accusent de mise en scène, de prestidigitation. Mais je me moque de convaincre la terre entière et ma démonstration a été assez convaincante pour m'assurer des financements pour les trente années qui ont passé depuis ; en ce sens, je peux m'estimer heureux ; contrairement à mes financeurs qui risquent de se sentir flouer ; mais nous y reviendrons. Il y a d'ailleurs eu de nombreuses personnes qui ont défilé pour me mettre à l'épreuve ; il n'y en a guère plus maintenant, mais il n'y a pas si longtemps que ça, la malle qui se trouve là-bas regorgeait de lettres que je ressortais régulièrement, quelques instants après les avoir envoyés.
« Donc pour en revenir à cette histoire : si elle a commencé il y a trente ans pour la majorité des gens, pour moi l'histoire est beaucoup plus ancienne ; elle remonte justement à plus d'une dizaine d'années avant cela. Tu vois cette boîte en haut de l'étagère qui ressemble exactement à ces boîtes aux lettres américaines ? Et bien un jour, alors que j'étais encore au lycée, je l'ai retrouvée chez moi, dans ma chambre, sur le bureau. Dedans, il y avait une lettre que je m'étais adressée à moi-même, où se trouvait des détails que moi seul connaissait à l'époque - comme une preuve pour m'auto-persuader. Ces preuves étaient accompagnées d'instructions ; dans un premier temps, les instructions concernaient uniquement l'orientation à donner à mes études ; en plus, bien sûr, de l'instruction de conserver et de faire sceller par un huissier toutes les lettres reçues qui ne m'étaient pas destinées.
« Avec le recul, il est facile de dire que j'ai eu raison de suivre les instructions puisque de toute évidence elles étaient authentiques. Mais à l'époque, j'ai eu du mal à y croire, j'ai même envisagé que je perdais complètement l'esprit puisque c'était l'alternative la plus crédible ; bien plus crédible en tout cas que la vérité elle-même. Avec encore plus de recul, je me dit que finalement toutes ces tergiversations n'avaient pas de sens puisque je n'avais pas le choix : si les instructions étaient arrivées c'est que le choix avait déjà été fait, mon destin était scellé.
« Quoi qu'il en soit, je me retrouvais donc à suivre les instructions. Je poursuivis, comme indiqué, mes études en physique jusqu'à mon doctorat tout en construisant patiemment ce premier prototype ; sans comprendre toutes les subtilités de son fonctionnement. Une fois celui-ci terminé il ne me restait plus qu'à me renvoyer les instructions pour le construire dans le passé comme spécifié dans les instructions. Viennent ensuite les épisodes avec le ministre et toutes les personnes successives venues me tester.
« Vint ensuite une période creuse, une période de « vache maigre » comme on dit. Bien sûr l'étude du prototype et de la boite aux lettres - qui n'en est pas réellement une, bien entendue ; ou pour être plus précis, qui est beaucoup plus que cela - apportèrent beaucoup à la physique, principalement dans la compréhension de la matière en observant la dématérialisation et la rematérialisation des matières inertes et le rôle que tiennent les champs magnétiques qui parcourent à la fois l'émetteur et le récepteur. Mais la branche concernant les voyages temporels, elle, ne progressa pas d'un pouce ; les champs magnétiques empêchant toujours d'envoyer quoi que ce soit de métallique ou d'organique.
- Même si l'on n'a pas encore percé tous les mystères du voyage dans le temps, je trouve que vous minimisez tout de même l'importance de vos découvertes. Le voyage de la matière dans l'espace est, en soi, une avancée majeure qui pourra faire avancer les communications. Comme toute nouvelle technologie, le coût de production est astronomique mais dans une dizaine d'année peut-être que de tels dispositifs seront construits à la chaîne.
- Tu as peut-être raison mais je ne vois pas l'intérêt de télé-transporter une lettre quand on peut envoyer un e-mail aussi rapidement ? Bien sûr, on pourra envoyer de petits objets, pour peu qu'ils ne soient ni métalliques, ni organiques. Comme ça votre femme pourra vous envoyer un caleçon propre sur votre lieu de travail alors que vous venez de le souiller... Mais franchement j'ai du mal à y trouver un intérêt autre que théorique.
« Quoi qu'il en soit, le sujet qui nous intéresse toi et moi, jusqu'à preuve du contraire, concerne le voyage temporel. Et là dessus, tu m'accorderas, les avancées furent inexistantes. Reprenons donc notre histoire veux-tu ? Après ce long passage creux, où la seule activité du prototype a été de me renvoyer à moi-même les instructions dans le passé, j'ai finalement reçu de nouvelles instructions. Ce sont donc ces instructions qui ont occupées tout mon temps depuis de nombreuses années. Tout cela pour arriver à ce nouveau prototype, plus grand et différent par de nombreux aspects ; mais cela tu le sais déjà puisque tu m'as aidé à le construire lors de l'année qui vient de s'écouler.
« Et c'est là qu'intervient la chute de cette blague. Car le second prototype est désormais achevé et je sais exactement à quoi il va servir. Le seul rôle de ce second prototype est d'envoyer cette fameuse boîte aux lettres sur le bureau de mes seize ans afin qu'elle puisse accueillir tous les messages expédiés lors de la trentaine d'années qui viennent de s'écouler. Bien sûr, la boîte étant composée en grande partie de métal et elle-même parcourue d'un champs électromagnétique, le second prototype sera détruit par la manœuvre. Il ne me restera donc plus qu'à renvoyer ce dernier manuel d'instructions quand il doit l'être et à exécuter la dernière de celles-ci : détruire le premier prototype.
- Vous... vous n'allez pas faire ça ?
- Oh bien sûr que si ! Car apparemment tu n'as pas compris la chute de l'histoire. Il n'y a plus rien à espérer des voyages dans le temps. La boucle est bouclée ! La seule morale à tirer de mon expérience est que l'homme n'est pas fait pour jouer avec l'espace-temps. Après avoir été le dindon de la farce pendant presque quarante ans, je n'hésiterais pas à détruire cette machine pour reprendre le cours de ma vie où le présent ne sera pas dicté par le futur. Ce sera la dernière instruction que je suivrai »

vendredi 15 juillet 2016

Kriket et le sort interdit

Publiée initialement en 2012 sur le madtelier d'écriture.
(le personnage, lui, a plus de 15 ans, initialement créé dans le cadre de "démange", un meuporg php de l'époque où internet faisait du bruit au démarrage)

Kriket et le sort interdit

 
Ce jour, il se leva inhabituellement à l'aube. Figurativement, bien sûr, le soleil ne se lève jamais en Enfer. Toujours le même réveil : la queue qui gratte et les cornes qui semblent pousser vers l'intérieur. Il se dirigea directement vers la salle de bain, il fallait remédier à son état. Il attrapa la bouteille d'eau de Cologne et l'avala en quelques goulées. Quelques gouttes d'alcool pour réveiller ses foies.
 Il était pressé, son emploi du temps était chargé : une séance de trois heures de procrastination l'attendait. Il avait déjà repoussé la tâche à de nombreuses reprises et manquait désormais d'excuses. Mais il ne pouvait pas décemment sortir dans ses vieilles fringues fripées de la veille. Un démon de bon goût se doit d'avoir la classe en toute circonstance. Et chez Kriket c'était une question d'honneur. On peut être un pur salaud et avoir un style vestimentaire distingué. Il passa en revue les pantalons à patte d'éléphant de sa penderie. Il avait déjà porté du rouge la veille, reproduire la même couleur serait une insulte à la bienséance ; le bleu manquait peut-être un peu de paillettes ; il opta pour le vert qui mettait sa silhouette en valeur. Une chemise hawaïenne et une paire de lunettes de soleil à motif en étoiles complétèrent ses atours. Il s'observa bien dans son immense miroir. Ouais c'est bon t'as la classe ! S'adressa-t-il à lui-même, accompagné d'un clin d’œil et d'un claquement de doigts.
 Il réalisa avec délectation que sa vie était un véritable Enfer.
Quelqu'un cogna à sa porte. Probablement une personne de son entourage qui savait que la sonnette était défaillante. Si c'était son voisin, il avait une surprise pour lui. Anderson, sa poule domestique, lui avait offert un œuf la veille. Les protéines n'étaient pas bonnes pour sa santé, mais il conservait le volatile pour pouvoir régulièrement proposer une omelette faciale à ses voisins. Le bon voisinage doit être entretenu, en Enfer comme ailleurs.
 Il ouvrit la porte en gratifiant son voisin d'un « Salut connard ! », la main tenant l’œuf commençant sa prise d'élan. Ce n'était pas son voisin.
 Le démon face à lui ne lui était pas inconnu. Le front bas et le sourire idiot lui semblaient familiers. C'est la tenue classieuse de l'individu qui rafraîchit sa mémoire : c'était la personne qu'il venait de croiser dans son miroir. Lui-même. Ce qui défiait toute logique ; du moins le peu de logique accessible à son cerveau en ce moment.
Avant que tu ne paniques, je sais : je suis toi.
— Tu es moi ?
Oui, je suis ton toi futur.
Mon toit futur ?
Non ton toi. Je suis ton toi futur comme tu es mon moi passé.
Le mois passé c'était avril.
Mais non crétin, le moi personnel...
Ah, toi mon moi... Mais futur.
Voilà, c'est clair ?
Euh, non pas du tout.
 Kriket mit plus d'une demie-heure à s'expliquer ce qu'il se passait. Les humains ont une perception linéaire du temps. Les anges et démons en ont une perception multi-dimensionnelle en treillis qui permet de mieux appréhender toutes les ramifications de l'espace-temps et des liens de causalité. Kriket lui, avec ses compétences intellectuelles, n'avait aucune véritable perception du temps.
 Son lui-futur lui expliqua donc ce qu'il devait faire. Quel sort il devrait utiliser afin que les puissances obscures plient le temps à sa volonté. Son lui-présent – le lui-passé du lui-futur – objecta qu'il s'agissait là de forces qui dépassaient ses attributions de simple démon, et qu'il ne pouvait procéder ainsi sans une autorisation directe du prince des démons en personne, seul habilité – dans le camp du mal tout du moins – à jouer avec l'espace-temps. Le Kriket-futur qui était déjà au courant de tout cela, puisqu'il l'avait déjà vécu, ne retint pas son lui-passé de suivre la chaîne de commandement comme il l'avait lui-même fait auparavant dans l'exacte même situation. S'il est une chose avec laquelle on ne plaisante pas en Enfer, c'est bien la démoncratie.

***

Kriket débarqua comme un boulet au Palais Infernal.
 « Arrêtez ! Vous n'avez pas rendez-vous...
 La succube qui tenait le poste de standardiste n'eut pas le temps de finir sa phrase qu'il était déjà dans le couloir suivant. La fin de la phrase s'éteignit dans un murmure.
 … et sa seigneurie a précisé qu'il ne fallait le déranger sous aucun prétexte. »
Lucifer comme à son habitude, était particulièrement affairé devant son immense bureau. A comprendre qu'il s'appliquait beaucoup à boire proprement son daïkiri tandis que ses pieds reposaient sur l'imposant meuble de bois sur lequel s'entassaient, comme à leur habitude également, les dossiers. Il ne laissa pas paraître sa contrariété d'être ainsi dérangé en plein travail par un grouillot et réagit toujours comme à son habitude :
 « Hé Toto, qu'est-ce tu branles ici ? »
 Kriket était heureux que le Prince des Enfers en personne se rappelle de lui. En effet, « Toto » était le surnom que ce dernier lui avait attribué lors de leur première rencontre. Bien sûr il ignorait que Lucifer affublait tout le monde, anges, démons et humains confondus, du même surnom pour ne pas se fatiguer à devoir se rappeler du nom des personnes.
 Kriket expliqua son plan en détail à Lucifer. Mais ce dernier, grand optimiste, voyait son verre à moitié plein. Et il commençait déjà à planifier mentalement le travail qu'il lui restait à effectuer. Tout ce qu'il entendit des explications de Kriket se résumèrent donc à :
 « Blablabla, [obséquiosité excessive], Blablabla, [cirage de pompe], Blablabla, [Grand besoin d'attention et d'approbation paternelle] »
 Comme la présence de ce démon commençait à l'ennuyer, Lucifer l'envoya promener en lui faisant signe de quitter la pièce d'une main en lâchant un vague « C'est bien Toto, fais donc ça ! »
 Heureux d'avoir obtenu l'autorisation tant espérée, Kriket quitta le palais infernal. Quand il passa devant la succube de l'accueil, cette dernière, vexée, refusa de lui rendre son sourire.

***

Kriket procéda comme son lui-futur le lui avait décrit. Il traça l'incontournable pentagramme au sol avec le litre de sang de vierge réglementaire, puis se plaça en son centre. Comme tout sort qui se respecte, ce sort était rimé et rédigé en alexandrins :
[Note de l'auteur : la langue démoniaque étant peu pratiquée de par chez nous, ce qui suit est une traduction littérale du sort, au détriment de sa structure originelle. Mais également afin qu'un petit plaisantin ne reproduise pas le sort en question par jeu.]
 C'est la danse des démons qui en sortant des Enfers se secouent les cornes et font caca,
 Que les forces des Enfers et du pandémonium,
 Les guides maudits que sont Satan, Lucifer et Johnny Halliday
 Transmettent leur magie à travers l'espace, le temps et le monde des esprits
 Sans oublier la chatte à ta grand-mère, sac à foutre purulent
 Pour que un et un fassent un, ou onze, ou quarante-deux
 Et que par-delà les vertes prairies des Enfers qui ne sont jamais vertes, ni prairies
 Mon corps soit renvoyé à rebours temps
 Putain
 Et ensuite on ira danser le jerk sur de la musique pop
 Touche à ton cul et sens ton doigt
 Que s'ouvre le portail de l'espace-temps qui mène les démons à travers la fabrique du treillis /
 de la réalité qui n'est telle qu'on la conçoit uniquement que lorsqu'elle est telle qu'on la /
 conçoit mais jamais lorsqu'on la conçoit autrement, sinon ça foutrait sacrément la merde /
 dans ledit treillis de la fabrique de l'espace-temps. Et réciproquement.
Le souffle ardent des Enfers submergea le démon et tout se mit à tourner. Mais pas dans le même sens, un peu comme un anagyre. Il se retrouva aspiré dans un vortex puis expulsé à quelques pas de sa caverne, peu avant l'aube (façon de parler, le soleil ne se lève jamais en Enfer).

***

Il sonnait depuis cinq minutes sans que personne ne vienne lui ouvrir la porte. C'était malpoli de sa part de ne pas venir lui ouvrir. Mais il se pardonnait.
 Il finit par se rappeler que la sonnette était cassée, il décida donc de frapper à la porte. Ce serait probablement plus efficace. D'autant qu'il se rappelait que c'était ce qu'il s'était passé auparavant au même moment. Réaliser que son présent était le futur de son lui-passé avait quelque chose de perturbant. D'autant que cela signifiait qu'il était devenu à son insu son lui-futur, sans pour autant cesser d'être son lui-présent ; et sans rupture avec son lui-passé. Toutes ces histoires de passé, de présent et de futur commençaient à lui donner la migraine.
 Il mit un peu de temps à réaliser que ce n'était pas un miroir face à lui mais la porte qui venait de s'ouvrir. Mais il mit tout de même moins de temps à réagir que son vis à vis ; ce qui était un signe encourageant de progrès quant à sa capacité à appréhender les notions d'espace-temps.
 « Avant que tu ne paniques, je sais : je suis toi. »
 La conversation se déroula bizarrement. Il avait comme une impression de déjà-vu. Mais ce n'était pas bien grave, il paraissait que ça arrivait parfois ; un truc en rapport avec l'oreille et le cerveau, mais Kriket n'avait jamais bien fait attention à ce genre d'histoire. A la fin, son lui-passé s'en alla requérir l'approbation suprême ; il se faisait suffisamment confiance pour se laisser seul chez lui.

***

Kriket exultait. Il avait défié la fabrique même de l'espace-temps et en était sorti vainqueur. Un nouvel exploit à inscrire à un palmarès déjà fourni en la matière. Désormais, personne en Enfer et au delà ne pourrait remettre en doute sa valeur. Et maintenant ? Il allait retourner à ses occupations. Mais les cœurs légers de cette connaissance.

mercredi 13 juillet 2016

Sans Amour et sans M

Publiée initialement en 2012 sur le madtelier d'écriture.

Sans amour et sans M

 
La clairière s’enfiévrait de teintes ocre et or. Les poissons éclairs zozotaient sur leurs perchoirs, entourés des larges feuilles bileuses des conifères. Le sentier qui la traversait de part en part réfractait une chaleur vivifiante telle un soleil éteint. Julie galopait, exhalant le feu qui calcinait ses bronches à grands renforts de soupirs désespérés. Il se savait pourchassé par une force insondable sans en appréhender la nature intrinsèque. La ville était à portée de nez, avec ses relents de clarté, paysage vierge au centre de la désolation, terre feutrée et sauvage d'un futur déjà révolu.
 Julie était nu sous ses habits qui raclaient sa peau tels des oripeaux iridescents sur un noble ver de terre. Il n'avait de cesse de fuir vers la cité, tentative futile s'il en est, persuadé d'un hypothétique asile. Pourtant les ducs n'accordent leur refuge spirituel qu'aux vaillants de cœur et d'esprit. Julie, individu dépourvu de passé et de futur, n'avait rien de tout cela à offrir pour la sauvegarde de son présent. Il errait à vive allure dans les rues de sang et de cendre, fouetté de toutes parts par les branches des constructions, acte qui paraissait le cibler de sang-froid. Absurde, les bâtisses ne possédaient aucune volonté, ces agressions ne pouvaient être à dessein. Après tout, ces foyers bien que vivants n'avaient pas une trace d'intelligence et en aucun cas la capacité d'initiative que cela supposait, de grands buildings en aurait à la rigueur été capables, cependant l'étroite ville qu'il parcourait en était dépourvue.
 C'est au détour d'une ruelle éclairée telle une scène d'opéra qu'il se trouva face à face avec Koala. Sans conteste la plus belle fille de ce côté de l'océan. Ses yeux d'une opalescence cristalline reflétaient les éclairs de cette soirée d'orage, dans une danse d'électricité iridescente. Elle avait la grâce d'un cheval au galop. Ce qui ne voulait pas dire qu'elle avait la capacité de déféquer tout en avançant à quatre pattes. Hors de lui après cette folle cavalcade il se surprit à la dévisager, transi d'incrédulité d'une telle rencontre fortuite, et déposa un baiser sur sa joue. D'un coup soudain, dans l'incongruité de la situation, toute la confusion parut s'intervertir. Et Julie put reprendre sa course poursuite le sourire aux lèvres, laissant Koala interdite au bord de la route, portant ses doigts au rouge à lèvre fuchsia qu'il venait d'y déposer.
Je chevauche avec prestance une licorne boiteuse, seul véhicule à disposition pour une évasion réussite. L'esprit dans le vague, je vole pour ainsi dire, la ville laissée par derrière le dos. C'est l'esprit dissocié de son propre corps que l'on n'en oubli pas de négliger une absente conscience ; cette vertu associative qui ne diffracte en rien l'espoir d'une probité totale et absolue. Affabulé-je ? Cela va sans dire. Avec, cependant, une régularité qui fait vaciller les fondations d'une volonté déjà peu indulgente.
 La licorne avale la distance tel Tyson les oreilles. D'une course irrégulière certes, de par sa condition. Pourtant rien ne l'arrête, ni les secousses de la terre tout juste labourée, ni l'intolérance de l'herbe grasse et des éteules, ni les rayons de la lune. La lune qui trône tel un solitaire au zénith, irradiant sa lueur rosée à travers les ténèbres d'une nuit peu ensoleillée.
 C'est le cœur débordant d'allégresse, et les bronches exhalant d'ardeur, que je fais ainsi face au destin, laissant de côté cette licorne, acolyte provisoire dont je n'étais pas digne. Du bord de cette falaise saillant par delà ledit destin, je ne requière plus aucune aide. Pas de besoin ardent de chipolata ou de glace à la banane ; juste un être vide face à un vaste océan. La fatuité, bien que traîtresse, est guide en ces terres.
 N'avons-nous pas la prétention de la vacuité ? Cette tendance vaine à l'auto-dérision qui nous pousse à avancer sans nous retourner. Pourquoi se retourner d'ailleurs ? Pour considérer la vie sous un angle différent, un angle obtus. La rectitude n'est pas dans l'hésitation, elle se trouve dans la verticalité de la pensée. Un point de vue orthogonal dont le seul désir est d'aspirer à plus de philanthropie. Une nécessité causale sans entropie. Car s'abstenir de céder à la phobie est une priorité pour tenir sur la droite ligne de l'esprit supérieur.
L'angoissant présage était toujours aux trousses de Julie, à présent acculé entre la terre et le ciel. Le précipice s'étendait face à lui. Il n'avait d'autre choix que d'aller de l'avant. L'instant décisif était aussi inéluctable qu'une pluie fine heurtant avec fracas les tuiles d'une toiture de brique. Il lui fallait prendre une décision, avant qu'un écueil hasardeux ne s'en charge à sa place.
 Rien ne pourrait l'y aider. Il ne possédait sur lui qu'un journal de la veille et un gode. Aucun de ces deux objets ne pouvait lui être de la plus ténue utilité. Pas face à un péril dépourvu de visage ; dépourvu de tout sauf d'intentions belliqueuses et de pâte brisée. En tout cas sans utilité à cet instant précis, il devrait les garder pour plus tard, quand la brise sera levée sur un soleil périssant.
 Et la présence d'une voix supérieure se fait entendre. Déité ou pauvre narrateur de la vie en panne d'essence ? Étrange et apathique troll ayant pêché un poisson trépané pour atteindre la satiété, quitte à frôler l'indigestion. Sa patte, telle une serre aquiline, accule Julie au précipice. Nulle échappatoire ne se profile, le désespoir envahit son esprit, cancer rongeant les fondations de sa psyché. Sa volonté sapée ne se dresse plus entre lui et le précipice d'un univers en déliquescence.
 Plouf !

lundi 11 juillet 2016

Nique ma Terre

Première version publiée en 2012 sur le madtelier d'écriture.
Retravaillée et republiée sous CC-by je sais plus trop quand sur wattpad...

Nique ma Terre


2022, prenez ça les mayas. Dommage, à dix ans près c'était bien vu, là vous êtes passés pour des cons. Et maintenant je suis l'un des seuls à pouvoir dire que vous aviez « presque » bon.
 De l'espace, on ne voit pas les détails. Selon la légende urbaine, on pourrait voir la muraille de Chine depuis la Lune ? On ne la voit même pas vraiment depuis l'ISS qui est mille fois moins loin. Mais « par temps clair » on distingue bien les continents verts et marrons, les océans bleus et les grandes zones urbaines grises.
 Par contre, depuis la station, les explosions nucléaires furent parfaitement visibles.
 Ma réaction fut viscérale. Certains parlent de l'estomac noué, les anglo-saxons parlent même de papillons dans l'estomac. Franchement, chez moi ça s'est passé bien plus bas, dans les intestins et les couilles. Et l'impression n'est pas celle de jolis papillons voletant gaiement. Ce serait plutôt une infestation de vers.
 L'image de vers en train de me bouffer les couilles de l'intérieur suffit à me faire vomir. Vomir en impesanteur est une expérience unique. Les gouttelettes immondes se baladent en grappe jusqu'à trouver une paroi à laquelle s'accrocher.
 Et il ne fallait pas compter sur Kirill pour me donner un coup de main pour nettoyer. Mon camarade russe était tombé en profonde catatonie. Bien avant que sa mère patrie ne fut à son tour touchée.

La première explosa au Moyen-Orient. Pas vraiment une surprise, ça faisait un bout de temps qu'ils s'amusaient à fumer dans la poudrière. Israël ou l'Iran ; pour ce que ça change. Puis les États-Unis : à vue de nez un combo New-York/Washington puis Miami ou Cap Canaveral puis la côte ouest avec un combo Los Angeles/San Franciso et enfin un truc dans le désert – je ne suis pas terrible en géographie – quelque part entre Las Vegas et Dallas... peut-être la zone 51, allez savoir, c'est peut-être un objectif militaire valable.
 Pendant ce temps, en Europe, c'était un triplé gagnant Londres-Paris-Berlin. Enfin, grosso-modo. Tout le monde se fout de faire péter l'Acropole.
 La Chine, bien sûr, ne fut pas en reste bien longtemps, avec un concentration sur la côte est ; comme pour l'Acropole, tout le monde se fout bien d'exploser la face du Dalaï-lama. Et la Russie, avec Moscou, Saint-Pétersbourg et une explosion quelque part en Sibérie. Peut-être les ricains qui ont fait sauter Toungouska pour se venger de la zone 51.
 Après, forcément, tout le monde veut entrer dans la danse : les Australiens sont rarement loin quand il faut imiter les Américains. Melboum ! Puis ça s'est propagé au reste de l'hémisphère sud : Afrique et Amérique Latine.
 Ensuite il serait ardu de faire une chronologie. Tout cela s'était passé en quelques minutes, moins d'une demi-heure. Même si de mon point de vue panoramique les secondes défilaient au ralenti. Ardu parce que je devais poursuivre mon propre vomi tandis que mon tovarich était en mode veille. Ardu aussi parce que les nuages s'élevant des premières explosions ne tardèrent pas à couvrir la vue des suivantes. Je ne suis déjà pas doué en géographie, mais sans aucun repère en dehors d'un bref éclair rouge sous une chape noire je sèche.
 Enfin, déjà, pour la grande majorité, ce ne sont que des extrapolations... Au dessus de l'Atlantique Nord on ne voit pas grand chose en dehors de l'eau, de la côte est des USA et de l'Europe de l'Ouest. Mais si je me contentais de raconter ce qu'il s'est passé entre la 80° ouest et la 40° est ce serait moins marrant. Et puis en une heure et demie on a fait tout le tour (l'avantage d'une orbite basse pour faire du tourisme). Je vous rassure, à ce moment les pôles et le Groenland allaient encore à peu près bien. Pour toutes les zones habitées ça puait sérieux ; même le Sahara commençait un peu à refouler du derche, vu comment le pourtour méditerranéen avait morflé sévère.

***

Le train ne passera pas en gare.
 Et on est deux couillons bloqués sur le quai. Avec un couillon muet en prime. Kirill est vaguement sorti du coma. Il se déplace un peu, mange, va pisser ou chier. Mais il ne parle plus. C'est vrai que par le passé j'ai rêvé de lui en coller une pour qu'il la ferme. Et là je donnerais n'importe quoi pour qu'il se décide à dire quelque chose. Une blague de cul pourrie. Ou même un truc en russe que je ne pigerais pas.
 Je ne sais pas s'il y a encore de la vie sous la couche de poussière. Si ça se trouve, nous sommes les deux derniers humains encore en vie. Et ne comptez pas sur les deux mâles de la station spatiale pour repeupler la Terre – même si c'était possible, et même avec beaucoup d'alcool, Kirill est vraiment trop laid.
 Sans contact avec le sol pour le ravitaillement on peut espérer survivre au reste de l'humanité presque un mois. Alors quel intérêt de rapporter les faits ? Des fois, je me le demande. Déjà, ça fait passer le temps. Rester immobile les yeux dans le vide ça amuse peut-être mon ami russe, j'ai besoin d'autre chose.
 Qui sait, une petite partie de l'humanité va peut-être survivre dans des bunkers. Quand ils émergeront au milieu des mutants dans quelques milliers d'années et qu'ils reviendront dans l'espace, mon témoignage les intéressera. Alors les humains du troisième ou quatrième millénaire, vous aimez la planète qu'on vous a laissée ? Face à vous, mon sort n'est pas si pourri que ça, au moins à bord de la station il nous reste un peu de chocolat. Je parie que vous ne savez même pas ce que c'est. Ahah ! Dans vos faces !
 Ceci étant dit, je ne souhaite pas vraiment voir l'humanité s'en relever. Quand on voit sa bêtise balayer la planète comme une vague le ferrait avec un château de sable...

Je dois avoir l'air bien aigri. Que voulez-vous, après tout je suis un enfant de l'humanité ; et un enfant n'aime pas être abandonné. Abandonné à notre sort dans une canette volante en orbite, comme de vulgaire clébards sur une aire d'autoroute.
 L'humanité s'est organisé un grand suicide collectif et j'en ai été exclu. Alors c'est comme ça que réagissent les enfants avec qui personne ne veut jouer. Le reste de l'humanité ne s'est pas soucié de nous laisser crever ici à petit feu, pourquoi je devrait pleurer son sort ?
 Chacun réagit à sa manière. Kirill est tombé en catatonie, moi en rancœur. Je pisserais bien sur vos tombes, si elles n'étaient pas hors d'atteinte.

***

Aujourd'hui, grande braderie sur le paradis !
 Après tout les religieux de tout bord ont toujours trouvé toutes les réponses à toutes les questions dans des bouquins qui ne savaient pas que ces questions se poseraient. Alors s'ils avaient survécu je me demande bien comment ils auraient justifié ce qu'il vient de se passer. Le péché, l'armageddon – et pas le film qui ridiculise les astronautes, celui des vieux bouquins précités – et puis à la fin « Dieu reconnaîtra les siens ». Non, le pire, je pense, c'est qu'ils n'auraient eu aucun mal à justifier l'injustifiable ; comme à leur habitude.
 Je pense que l'image de la braderie doit bien correspondre. Dire que ceux qui ont dévoué leur vie à suivre vertueusement une doctrine sont mort comme les autres, c'est à dire comme des merdes, me réconforte un peu.
 Il faut dire que dans cette situation, l'espoir d'une vie après la mort a quelque chose d'alléchant.

***

« Alors, on boit un coup ou on s'encule ? »
Depuis que je l'ai saigné, Kirill est un peu plus facile à vivre. Mais je lui parle encore un peu. Ça fait maintenant presqu'un mois. Et c'est la dernière gorgée d'alcool dans la station. Peut-être même dans l'univers, sauf si les extraterrestres picolent.
 Je vais le boire ce coup, et ensuite probablement que je vais l'enc... Quoi ? Un cadavre n'a que peu d'utilité dans une station spatiale. Je vais pas non plus le bouffer. On n'a rien pour faire cuire la viande, juste des micro-ondes pour réchauffer nos rations dégueux. Et je ne vais pas le bouffer cru, c'est un truc à mourir encore plus vite. Déjà que d'ici moins d'une semaine mes seules options seront de me suicider ou d'attendre de crever de déshydratation. De toute façon rien ne sert d'essayer de faire tenir les rations : l'eau sera épuisée bien avant. Sans compter des quelques radiations que la station ne peut pas filtrer et de l'effet de l'impesanteur sur le corps humain.
 Non, mon temps est compté en jours, éventuellement en semaines. Il faut bien que j'en profite maintenant, dans quelques jours son corps va se mettre à pourrir et à embaumer toute la station. Vomir, ça y est c'est déjà fait, je ne tiens pas à recommencer tout de suite.
 Dernier verre de ma vie. Nasdrovia !

Je me rappelle des dernières paroles de Kirill, en anglais avec son accent russe à couper au couteau : « On va crever ici ! » Bien vu l'aveugle ! Il m'a tellement saoulé que je ne l'ai pas laissé épiloguer sur le sujet. C'est déjà suffisamment dur de voir ses derniers jours approcher qu'il n'est pas nécessaire qu'un rabat-joie tourne incessamment le couteau dans la plaie. Alors j'ai joué du couteau le premier. Finalement il aurait mieux fait de continuer à jouer la carpe.
 Ce n'était pas de gaieté de cœur mais je n'ai pas vu d'autre alternative. Il était complètement à côté de la plaque depuis qu'il s'était convaincu que sa femme et sa fille avaient claqué sur Terre. C'était presque de la charité d'abréger ses souffrances. Mieux vaut seul que mal accompagné, parait-il. Un casseur d'ambiance comme mon camarade russe, c'est un mauvais accompagnement. Comme ça, avec les provisions de nourriture et de flotte, je double mon espérance de vie. Deux fois pas grand chose ce n'est pas terrible, mais c'est mieux que rien.
 Ce n'est pas non plus comme si j'avais tué un homme qui avait toute sa vie devant lui. Meurtre ou euthanasie, c'est jouer sur les mots. Comme il n'y a plus personne pour prendre les décisions, j'ai décidé de faire mes propres lois. Et dans ces lois, l'euthanasie est autorisée. Puisque ma dictature personnelle se doit d'avoir un nom, je lui ai donné un nom parfait pour une dictature : république populaire de l'ISS. Et ne venez pas me faire chier, c'est la dictature la plus démocratique que je connaisse : toutes les lois sont votées à l'unanimité de toute la population. Et je pense bien être un précurseur en la matière. Je viens d'ailleurs d'être élu grand président suprême de la république populaire de l'ISS à l'unanimité – et en tant que responsable de la commission électorale, je confirme que ce plébiscite ne fut entaché d'aucune irrégularité. Eh oui, après avoir choisi le nom de ma dictature, j'ai choisi mon dénominatif de dirigeant. « Grand président suprême » c'est la classe ; tout en gardant le minimum de sérieux dû au rang et au protocole. Ce n'est pas que je m'attende à beaucoup de visites diplomatiques ; mais au moins, si un jour il doit y avoir des livres d'histoire, c'est ainsi que je tiens à ce que l'on parle de moi.

***

Plus d'un mois déjà. Je viens d'achever ce qui doit être ma millième partie de Tic-tac-toe contre moi-même. Cette fois ce sont les croix qui ont gagné. Au bout d'une cinquantaine de matchs nuls consécutifs, j'en ai eu marre et j'ai commencé à jouer aléatoirement. Si j'avais noté les scores je pourrais vous dire qui des croix ou des ronds mène sur l'ensemble des milles parties. Si je l'avais noté et si ça avait le moindre intérêt...
 Pour meubler le temps il faut bien trouver quelque chose. Les distractions sont en nombre très limité sur la station. Prochaine étape : concours de pierre-papier-ciseaux entre ma main droite et ma main gauche. Ma main droite part avec un désavantage : c'est une vraie branleuse. Oui c'est aussi une occupation qui passe le temps. Les premières fois en impesanteur, comme pour le vomi, c'est assez marrant ; mais on se lasse vite.

Une manière de passer le temps en gardant le moral, c'est essayer d'énumérer tout ce qui est mieux maintenant. Bien sûr je pourrais parler de l'éradication de la faim dans le monde ou du SIDA, mais ce serait vraiment de mauvais goût. Et trop facile, trop consensuel et trop démagogique.
 Une bonne chose, c'est que je peux maintenant glander et ne fournir aucun résultat, sans que mon supérieur ne puisse gueuler ou me virer une fois de retour sur la terre ferme. En plus, je n'aurai plus jamais à voir sa grosse tête de con sur les écrans de transmission, ni en face à face. Et savoir que ce bureaucrate incompétent ne foulera plus jamais le même sol que moi, c'est un soulagement sans commune mesure.
 Autre point positif : Je ne serai plus jamais réveillé à l'aube par les enfants de mes génies de voisins du dessus. Oui, quand on installe du parquet dans son appartement en sachant que ses enfants en bas âge sont à la limite de la super-activité, j'appelle ça une idée de génie. C'est tellement drôle de courir de l'aube au soir sur du parquet ; mais personne n'y pense, en dehors de génies tels que mes voisins du dessus.
 Restons concentré sur le positif... On ne sera plus obligé d'écouter les conneries des politiques à la télé. Quoi que ce ne soit pas totalement vrai, dans ma nouvelle démocratie autocratique, je continue d'écouter mes propres conneries ; mais il n'y a plus de télé pour les diffuser.

Je dois avouer que je sèche un peu. Il est plus difficile qu'il n'y paraît de ressortir du positif de l'affaire. Ça craint quand même pas mal. Au moins la plupart des gens sur Terre n'ont probablement pas eu le temps de souffrir. Moi, je dois me faire chier comme un rat mort avant de finir comme ledit rat.
 Parce qu'il ne faut pas se voiler la face, comme disent les islamophobes, la mort dans mon cas est inéluctable. Comme la pluie à Brest ou une connerie de la bouche de mon ex. Inéluctable. Alors je perds mon temps en tergiversation, jeux inutiles contre moi-même et considérations pseudo-philosophiques nombrilistes ; pour ne pas penser à la décision qui va se poser ; avant que le sort ne décide à ma place.

***

La décision devait être prise. J'aurais retardé jusqu'au bout, mais il ne me reste plus rien à espérer. Pas de miracle de dernière minute, même si je n'en attendais pas vraiment. Mais il paraît que « tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir »... Ou est-ce l'inverse ? De toute façon, là, de l'espoir, il n'y en a plus une once pour moi. Alors l'expression logique « vie → espoir » est équivalente à sa réciproque « ¬espoir → ¬vie » qu'on pourrait traduire par «s'il n'y a plus d'espoir, il n'y a plus de vie », ce qui décrit bien ma situation. « L'espoir fait vivre... », c'est là que je réalise que pour une banalité à la con, c'était finalement assez juste.
 Les débats à l'Assemblée concernant cette dernière décision furent houleux. Heureusement que j'étais le seul à débattre avec moi-même, plus de gens et ça finissait probablement en pugilat. Un pugilat qui aurait eu le mérite de résoudre le problème en closant le débat. Mais je ne me suis pas auto-pugilé la gueule, ce qui me laisse face à cette décision.
 Il n'y a pas d'arme à feu à bord de la station. Ça limite déjà un peu les options. Se tirer une balle dans le crâne n'en est donc pas une.
 Il y a bien des médicaments en quantité suffisante. Mais je ne suis pas médecin, c'est difficile de prévoir comment le corps réagira à une overdose. Je ne veux pas mourir après avoir passé plusieurs heures à me convulsionner de douleur à cause d'une étrange réaction chimique dans mon estomac. Il paraît que l'overdose de paracétamol fait un gros trou dans l'estomac, on meurt alors que les sucs gastriques commencent à attaquer le reste des organes ; ce n'est pas le genre de mort que je veux.
 Une autre solution serait de faire une dernière sortie sans combinaison. Et sans autre alternative, j'aurai probablement opté pour celle-là : pas le temps de souffrir. Mais étrangement l'idée de voir mon corps sans vie errer dans les limbes du vide sidéral me gène un peu. Mon ego réclame un mausolée, même si ce doit être une boite de conserve spatiale qui en fait office.
 Donc se couper les veines devient l'option en pôle position. D'autant qu'on est équipé en lames de rasoir. Les poignets, ça fait trop adolescente qui vient de connaître son premier chagrin d'amour. Et puis avec les poignets il y a des risques de se manquer. Je ne cherche pas à faire passer un message à mes parents sur mon mal-être, je cherche juste à en finir proprement au moment où je l'ai décidé. Donc mon choix s'est arrêté sur l'artère fémorale. C'est rapide et efficace ; et probablement moins douloureux que les poignets. Je ne suis pas une chochotte mais, tant qu'à faire, si je peux limiter au maximum la douleur c'est toujours ça de gagné.

C'est décidé, dans cinq minutes je me tranche l'artère fémorale au rasoir. Je me suis défoncé aux antalgiques ; je vais partir sans rien sentir, avec le sourire aux lèvres. Je flotte dans la salle principale, nu comme un ver. Je ne vois pas pourquoi je serais pudique pour un suicide sans audience.
 D'ici, j'ai une vue presque panoramique sur cette boule à l'atmosphère opaque qui fut ma planète il n'y a pas si longtemps. Une planète où je suis né et où, malheureusement, je ne pourrai pas mourir. Si j'avais eu le choix j'aurais aimé y mourir et être enterré auprès de mes parents. Mais dans la mort, comme dans la vie, on n'a pas toujours ce qu'on veut. Alors je vais mourir seul et en impesanteur dans une station orbitale qui me servira de tombeau. Notre petit nid de mort à Kirill et moi.
 D'ailleurs, j'en profite pour passer un message aux éventuelles générations futures qui pourrait lire ces mémoires : Si vous avez un peu de place pour ramener nos carcasses et les enterrer sous la terre ferme ce serait sympa, merci.
Je tranche net. C'est du moins l'intention que j'avais. Il se peut que mon geste ait tremblé, mais le résultat est le même. La fontaine de sang projette les gouttes dans une gerbe pourpre. La lame ensanglantée que je viens de lâcher flotte là, tout à côté. Avec les reflets du soleil sur la lune, l'image a quelque chose de poétique, fantasmagorique. Peut-être est-ce l'effet des tranquillisants qui me fait dire ça. C'est en tout cas plus agréable à regarder voleter en impesanteur que du vomi.
 C'est dingue la quantité de sang qui peut s'écouler avant que l'on ne perde conscience.